Pierre Lieutaghi, Interview Hommage : (abonnez-vous au podcast ici)
Bonjour, on se retrouve aujourd'hui pour rendre hommage à un grand homme des plantes, Pierre Lieutaghi, qui nous a quitté le 14 novembre de cette année 2023. Pierre était un ethnobotaniste qui a beaucoup fait pour le renouveau de l'herboristerie en France. Il est auteur de très nombreux livres sur les plantes, dont son fameux Livre des Bonnes Herbes. Je ne sais pas s'il est dans votre bibliothèque.
Écrivain prolifique, concepteur des Jardins de Salagon et très impliqué au musée dans lequel il a co-dirigé un séminaire lié à l'ethnobotanique. C'est une figure incontournable du paysage de l'herboristerie à la française. On va parler de l'homme aujourd'hui et pour ce faire j'ai invité des personnes qui ont connu l'individu ainsi que son travail. Et je vais de ce pas vous les présenter. Un grand merci à toi Thierry qui a permis cette discussion en allant chercher justement ces invités.
Nous avons Élise Bain qui vient du monde de l'ethnologie formée à l'ethnobotanique en démarrant le travail en fait au musée de Salagon en 2005 avec Pierre.
Elle coordonne depuis cette année-là le séminaire d'ethnobotanique du musée. Elle a mené des enquêtes ethnobotaniques en Haute-Provence, dans les Alpes et dans les Vosges. Tu es basée en Alsace, où tu animes des sorties et des stages sur les plantes comestibles et médicinales.
Et Élise, tu as participé à plusieurs publications aussi, la dernière en date étant « Epidémie, pandémie et plantes médicinales », coécrit avec Thierry. Et puis je crois comprendre aussi qu'il y a un autre ouvrage en préparation sur le sujet des plantes de la femme, qu’on attend avec impatience, écrit avec Thierry et Aline Mercan, si je ne me trompe pas.
Site : https://alchemille-et-compagnie.blogspot.com/
Nous avons aussi avec nous Laurence Chaber ethnobotaniste dans les Alpes de Haute-Provence, productrice de plantes médicinales pendant 25 ans. Elle a fait partie du noyau qui a créé le syndicat SIMPLES.
Première rencontre avec Pierre Lieutaghi en 1974 et puis travail avec lui au sein de l'association EPI dans les années 90 jusqu'à aujourd'hui. Ses domaines de recherche sont la médecine populaire, les soins par les plantes et la gestion de la cueillette pour la préservation de la flore sauvage. Laurence a une passion particulière pour les arbres et au sein de son travail d'ethnobotanique, elle a conduit des inventaires des arbres remarquables en région PACA.
Formatrice auprès des professionnels, futurs producteurs et guides, elle a aussi réalisé des expositions grand public avec Pierre. Soucieuse de transmettre son expérience, elle sensibilise le public au sein de l'association Vieilles Racines et Jeunes Pouces.
Site : www.ethnobotanique-epi.org
Nous avons Pascal Luccioni. Pascal est maître de conférence en langue et littérature grecque à l'université de Lyon III. Spécialiste de botanique dans le domaine européen, il s'intéresse aux corpus médicaux et agronomiques et il travaille actuellement sur les fragments de Nicandre, qui est un poète et médecin grec du IIe siècle avant Jésus-Christ. Et il participe régulièrement au séminaire d'ethnobotanique de Salagon, dont il est membre du comité scientifique depuis 2013.
Et puis pour finir, nous avons Thierry Thevenin. Thierry n'est plus à présenter, mais je vais le faire tout de même. Thierry est producteur et cueilleur, vous le trouvez sur son site Herbes de Vie. Auteur de nombreux livres, conférencier, enseignant, figure clé du syndicat simple de la Fédération des paysans arboristes, très impliqué dans le travail au Sénat ces dernières années avec le sénateur Joël Labbé. Et puis c'est surtout un grand défenseur de notre cause, on est chanceux de l'avoir.
Site : www.herbesdevie.com
Et à nos invités, un grand merci d'avoir accepté cette invitation.
J'aimerais commencer par un petit mot et ensuite je vous laisse la parole.
Lorsque j'ai lu mon premier livre de Pierre Lieutaghi, j'ai eu l'impression d'être arrivé à la maison. J'ai beaucoup appris sur ma Provence natale grâce à lui. Si le poids des livres était directement lié au poids de leurs mots, mon étagère à Lieutaghi se serait déjà écroulée à terre. Je me suis laissé bercer par sa poésie et cet amour de la nature qui ressortait de chaque ouvrage. Chaque année qui passait, je me disais, il faut que tu ailles à sa rencontre. Et puis, je ne l'ai jamais fait. Je le regrette aujourd'hui, mais je le connaîtrais un petit peu mieux grâce à vous. Je vais maintenant vous laisser la place.
Livres mentionnés dans cet entretien :
(informations copiées de la page Wikipedia de Pierre Lieutaghi)
- Le Livre des bonnes herbes. Première édition : éditions Robert Morel, Mane, 1966. — Dernière édition : éditions Actes Sud, Arles, 1996, 517p. (ISBN 9782742709533).
- Le Livre des arbres, arbustes et arbrisseaux (texte et illustrations de Pierre Lieutaghi). Première édition : éditions Robert Morel, coll. « Collection d'arts et traditions populaires », Mane, 1969, 1386 p. en 2 volumes, (BNF 35221646). — Dernière édition : éditions Actes Sud, Arles, 2004, 1322 p., (ISBN 2-7427-4778-8), (BNF 39260625).
- L'Herbe qui renouvelle : un aspect de la médecine traditionnelle en Haute-Provence(avec une préface de Marc Piault), éditions de la Maison des sciences de l'homme, coll. « Ethnologie de la France » no 6, Paris, 1986, XLI-374 p., (ISBN 2-7351-0181-9), (BNF 34909822).
- La Plante compagne : pratique et imaginaire de la flore sauvage en Europe occidentale, éditions Actes Sud, Arles, 1998 (nouvelle édition ; la première étant probablement de 1991, volume 28 de Série documentaire des Conservatoire et Jardin Botaniques de Genève, 219 p.), 299 p., (ISBN 2-7427-1066-3), (BNF 36983760).
- Lisières du temps, texte sur des photographies de Marie Baille prises en forêt de Fontainebleau, éditions Filigranes, 2000.
- Jardins du chêne blanc : chênaie pubescente méridionale, paysages floraux, économie traditionnelle, évolution, coédition éditions Actes Sud (Arles) et Musée départemental ethnologique de Haute-Provence (Mane), 2005, 119 p., (ISBN 2-7427-5578-0), (BNF 39991063).
- Simples mercis - Des ex-voto végétaux. Textes de Pierre Lieutaghi, illustrations de Christine Patry-Morel, édition Thierry Magnier, novembre 2012, 44 pages (ISBN 978-2-36474-164-5), (BNF 42783890)
J'aimerais d'abord qu'on parle de l'homme. Je n'ai pas eu la chance de le rencontrer, alors j'aimerais que vous me le présentiez. Comment est-ce que vous décririez le personnage ?
Thierry : Moi, le mot qui me vient à l'esprit, c'est un passeur. Passeur de mémoire, passeur d'espoir, de confiance, de courage. Pour moi, c'est d'abord une rencontre humaine et un peu comme toi, l'impression d'arriver à la maison et avec cette rencontre, de trouver quelque chose de familier, c'est-à-dire quelque chose de très humain. Et même si on est tous différents et bien sûr, on ne va pas faire de comparaison avec qui que ce soit, mais en tout cas avoir l'impression d'être un peu sur le même chemin et de partager un peu les émotions, une façon de voir le monde. D'abord pour moi c'est quelqu'un d'humain et qui m'a donné envie, moi aussi, de passer des savoirs, d'aller les chercher, d'aller les rechercher, d'être curieux, et grâce auquel je me suis peut-être senti moins seul, parce que c'est vrai qu’e on s'est intéressé à quelque chose qui n'est était pas forcément dans l'air du temps, qui peut paraître un peu à rebrousse-poil ou un truc un peu passéiste. Et en fait, là, j'ai rencontré quelqu'un qui était très intéressé par le passé, par les choses du passé, mais complètement dans son temps et tourné vers l'avenir. Voilà, c'est un peu les mots qui me viennent.
Christophe : D'accord. Et tu l'as rencontré en quelle année, toi, Pierre ?
Thierry : Je l'ai rencontré à la toute fin des années 80, je ne sais pas, c'est difficile, je ne sais pas la date exacte, mais à mon avis 89-90 par là. C'était juste après que j'ai fait une formation pour devenir producteur de plantes au CFPPA de Nyons. Et c'est le moment où je me suis rapproché du syndicat Simples parce que quelqu'un était venu pendant la formation nous présenter le syndicat.
Et une des toutes premières fois où je suis allé dans les... peut-être pas la première, mais peut-être la deuxième où je suis allé à une assemblée générale de Simples, Pierre était là. Et je l'ai dit quelques fois, j'ai eu la chance de le rencontrer sans comprendre qui c'était. Et du coup, ça a permis aussi de ne pas être intimidé parce que je connaissais déjà ses livres. J’avais déjà son Livre des bonnes herbes, comme tout le monde. Mais du coup, comme je ne savais pas qui c'était, ça a permis d'avoir une relation simple et amicale.
Pascal : Il faut dire que Pierre était extraordinairement accessible, c'était quelqu'un qui avait une forme de confiance, de respect pour les êtres humains qui faisait qu'on pouvait aller vers lui et lui parler très simplement, ce n'était pas du tout un maître qui veut se rendre propriétaire d'un savoir exclusif ou quoi, pas du tout. Il était vraiment très, très simple et très à l'écoute de toutes les formes de relations aux plantes. Donc, c'était pour ça, même si on le rencontrait comme quelqu'un qui a écrit des tas de livres et tout ça, en réalité, les rencontres se passaient très simplement, il me semble.
Christophe : Et toi, Pascal, tu l'as rencontré en quelle année, Pierre ?
Pascal : Moi, je l'ai rencontré en 93, je crois. J'habitais à Dignes à l'époque. Je m'intéressais un petit peu aux plantes, j'avais commencé à faire de la botanique. Et quelqu'un m'a dit, il faudra que tu rencontres quelqu'un, là, qu'on va te présenter. C'est Pierre Lieutaghi. Et alors, en fait, mes grands-parents avaient Le Livre des bonnes herbes dans leur bibliothèque. Donc, du coup, ça m'a parlé. J'ai dit, oui, pourquoi pas ? Et on est allé le voir et c'était quelqu'un d'extraordinaire. Voilà.
Thierry a parlé de mémoire, Pierre avait une mémoire extraordinaire, une mémoire des noms, des livres, il avait une culture absolument encyclopédique, il avait lu une quantité de choses un petit peu effrayante, je pense, pour tous les gens qui le croisaient, dans beaucoup de domaines, y compris dans des domaines dont on pouvait se croire spécialiste. Enfin je sais qu'il avait lu tout ce qui existe comme traduction d'auteurs grecs parlant des plantes et donc il arrivait à m'en remontrer dans un domaine où je suis censé être spécialiste.
Donc il avait cette mémoire-là.
Il connaissait beaucoup de choses par cœur, il connaissait beaucoup de poésie par cœur par exemple. Il pouvait réciter des centaines de vers d'Apollinaire comme ça pour son plaisir ou celui des auditeurs.
Christophe : Son écriture était tellement belle. J'aimerais un jour écrire comme ça, mais personne n'écrira comme Pierre, parce que c'était son propre style. Mais en tout cas, ses livres sont des ouvrages absolument magnifiques. Et toi, Laurence, tu l'as rencontrée dans quel contexte et en quelle année ?
Laurence : Moi, je l'ai rencontré en 1974. J'habitais dans les Cévennes. Je découvrais l'environnement végétal.
Je suis issue de 68 et d'un retour à la terre dans les années 70. Et voilà, je suis avec quelqu'un qui m'a dit « je vais aller voir ce gars-là », je ne connaissais pas, je n'avais même pas lu ses livres, je ne connaissais rien. Pierre m'a branchée sur les arbres et il se trouve que les circonstances ont fait que quelques mois après, je suis venue habiter dans la ferme qui était juste à côté de chez lui. Et voilà, moi j'ai une formation de journaliste, du coup j'ai fait beaucoup de relectures pour Pierre, et donc ça m'a plongée dans son écriture. Et après j'ai continué mon périple agricole un peu plus loin, dans les Alpes du Sud, et j'ai toujours gardé un contact amical, mais je n'ai vraiment retravaillé avec lui qu’au tout début des années 90.
Christophe : Et puis, toi, Élise, je suppose que tu as beaucoup travaillé à ses côtés, donc tu as pu connaître le personnage de près ?
Élise : Alors, moi, j'ai rencontré Pierre quand j'habitais en Haute-Provence, quand j'étais petite. Et ensuite, j'ai quitté la Haute-Provence, j'habitais ensuite en Alsace et je l'ai re-rencontré vraiment quand j'ai fait mes études de socio et d'ethno à la fac de Strasbourg. Je suis venue en voyage en Haute-Provence visiter un peu des gens que j'avais envie de revoir et j'ai croisé Pierre au marché de Forcalquier. Il m'a dit, ah mais tu fais des études d'ethno, mais viens chez moi, je vais te donner un bouquin. Et j'étais pas du tout partie pour faire de l'ethnobotanique à cette époque-là, je m'intéressais à d'autres choses dans mes travaux. Même si j'avais quand même une petite sensibilité pour les plantes, je connaissais un petit peu. Et je suis allée chez lui et il m'a offert un ouvrage que j'ai toujours, dédicacé, où il a écrit « Pour Élise en espérant qu'elle aille sur le chemin de l'ethnobotanique ». Ça ne m'a pas percuté tout de suite et c'est que quelques années après, à la fin de mes études en fait, que je me suis rendu compte en faisant un terrain dans un pays lointain que j'avais vraiment envie de travailler sur le lien entre les humains et les plantes.
Et voilà, c'est à ce moment-là que je me suis rapprochée du musée de Salagon. Il se trouve qu'il y avait une possibilité de travailler à ce moment-là, des petites vacations à faire au musée au départ. Et ce que je dirais de Pierre, dans ma rencontre avec lui, je ne vais pas répéter ce qu'ont dit les autres, je suis d'accord avec tout ce que tout le monde a déjà dit, mais avec les personnes qui étaient novices, les jeunes, les étudiants, il était hyper ouvert, il avait une grande générosité, il avait vachement envie de transmettre en fait. Et ça, je trouvais que c'était chouette de sa part parce qu'on aurait pu croire que c'était quelqu'un d'inaccessible, mais pas du tout. Il avait vraiment une volonté de donner goût à l'ethnobotanique et au monde des plantes à des gens qui débutaient, et pas que bien sûr, mais voilà.
C'est ce que je retiens beaucoup de lui. Il y a une grande générosité là-dedans.
Pascal : Et peut-être on peut dire encore un tout petit mot, ce qu'on n'a pas encore dit, et je ne sais pas si on le redira par la suite, c'était quelqu'un aussi d'extrêmement amusant, on riait beaucoup avec Pierre, il savait se moquer des puissants très bien, et un peu de tout le monde, et de lui aussi, il savait très bien se moquer de lui, et ça c'était vraiment très agréable aussi. Le rire de Pierre c'est quelque chose qui me reste en tout cas.
Christophe : Est-ce que l'un ou l'une d'entre vous sait comment Pierre s'est pris de passion pour les plantes médicinales ? Je me suis toujours demandé. Ça ressort tellement dans ses livres, cet amour, cette passion des plantes, de la nature. Est-ce que vous savez comment ça démarre dans sa vie ?
Laurence : Il se trouve que ces jours-ci nous nous sommes un peu plongés dans les portraits de Pierre, dans ses écrits, et j'ai retrouvé une interview de lui où il parle de son trajet.
Il est né dans une région rurale de Bretagne, du sud du Finistère, et je préfère utiliser les mots de Pierre que de parler sur lui. Donc il dit, « C'est une région rurale où un reste du rapport ancestral avec les plantes faisait partie de la vie quotidienne. C'était le monde du bocage, un espace entièrement clos. Quand l'horizon est interdit, on a envie d'aller voir ce qui se passe de l'autre côté du talus. Le bocage suffisait à nos envies d'aventure. C'était un monde d'une richesse fabuleuse, surtout pour un enfant qui peut grimper sur les talus, passer sous les buissons. Dans mes premières années, une vieille tante m'amenait en promenade. On marchait très loin. Elle m'apprenait les noms, quelques usages, ce qu'on peut manger qui pousse tout seul. Et puis, comme tous les gamins, je fabriquais des sifflets, des arbres, des lance-pierres. Mais j'étais déjà dans l'usage des choses de la nature, bien avant de savoir que c'était un privilège. »
Pierre est en Bretagne et ensuite il va partir avec ses parents dans la région parisienne et là il se sent un peu coupé de ce monde de la nature qui l’a nourri et il rencontre des naturalistes et il devient passionné pour les oiseaux et très bon ornithologue. Et c'est vraiment son côté naturaliste qui se construit. Il passe beaucoup de temps à fouiner chez les bouquinistes sur les quais de Paris et il acquiert sa première flore, et puis différents ouvrages sur ces sujets d'une façon assez large, beaucoup de livres anciens.
Et dans cette époque, il est peintre. Il dessine et il peint et il essaye de vivre de ça. Et au bout de dix ans, comme il a une famille qui s'annonce, il se dit que vivre avec la peinture, ça ne le fait pas. Puis, il en a marre d'être dans la ville, d'être loin de la nature. Et une occasion se présente de venir dans les Alpes de Haute-Provence, dans ce pays de Forcalquier, qui l’a accueilli et où il a vécu tout le reste de sa vie, pour faire un gardiennage.
Il a été extrêmement ému de la lumière de la Provence, beaucoup de ceux qui vivent dans cette région sont touchés par cette lumière, et il regarde les plantes qu'il y a autour de lui. Et en fait, comme il a déjà une connaissance botanique, il nourrit sa connaissance de l'émerveillement de la rencontre.
Et là, peu à peu, il s'intègre dans la flore locale qu'il apprend à déterminer et à enregistrer avec beaucoup d'acuité. Voilà, c'est une partie de son parcours. Il arrive en Haute-Provence en 1965. Comme il fait de la flore, je suis retombée sur ses carnets dans notre bureau, et on voit, il note, il dessine, vraiment, c'est des carnets de terrain où il marque tout ce qui lui vient. Ce n'est pas fait d'une façon scientifique, ce n'est pas des fiches, c'est vraiment son ressenti du paysage, etc.
Et il se trouve qu'il rencontre quelqu'un qui lui dit, tu sais il y a un éditeur pas loin, il s'appelle Robert Morel, et puis il cherche quelqu'un qui fasse un livre sur les plantes. Alors il se dit, je commençais à connaître un peu, peut-être que je vais faire ça, de toute façon il faut que je trouve un boulot, je vais avoir un bébé, il faut se bouger. Et c'est un peu comme ça que les choses s'enclenchent. Et donc en 1966, c'est Le Livre des bonnes herbes. Et puis en 1969, Le Livre des arbres, arbustes et arbrisseaux qui lui a donné un travail extrêmement conséquent.
Christophe : Quel livre ! C'est l'un de mes livres favoris en ce qui me concerne. Le Livre des arbres, arbustes et arbrisseaux, c'est juste remarquable.
Et Laurence, moi, ce livre-là, je l'adore : L'Herbe qui renouvelle, qui est une vraie étude ethnobotanique, alors ça nous parle à nous parce que c'est notre coin bien sûr. Moi j'ai passé énormément de temps quand j'étais gamin du côté de Reillanne, de Banon, de la montagne de Lure, donc ce livre-là, c'est chez moi. Mais quel travail aussi dans ce livre, est-ce que tu connais l'histoire de L'Herbe qui renouvelle ?
Laurence : Ça c'est le fait dans le cadre de l'association EPI, qui veut dire Etudes Populaires et Initiatives. Quand on voit EPI, on voit un épi de blé, mais en fait, l'idée de Pierre, c'était vraiment d'ouvrir le plus largement possible à tout ce qui pouvait venir, tout ce que la vie de Haute-Provence pouvait proposer, puis s'intégrer dans cette association. Et en fait, ce qui a vraiment germé et pris la place, ce sont des enquêtes ethnobotaniques qu'il a orchestrées, je dirais, dans les années 80 et dont l’un des premiers rendus publics a été L'Herbe qui renouvelle.
Thierry : Je crois qu'il l'a dit plusieurs fois, mais Le Livre des bonnes herbes, ce n'est pas un livre qu'il a regretté mais, c'est un livre où il a dit « j'ai été cet homme-là, mais je ne le suis plus aujourd'hui ». Je crois que L'Herbe qui renouvelle, c'était aussi une manière de ne plus faire ce qu'il avait appelé un « livre de colporteur » pour lui, et quand il a écrit le Le Livre des bonnes herbes, il a donné des recettes très concrètes. Il a voulu témoigner d'un rapport aux plantes, de comment les gens à la campagne se débrouillaient avec les plantes, et malgré lui, je crois, il en a un peu souffert, il s'est retrouvé un peu comme un... pas comme un gourou, mais quelqu'un à vers qui les gens se sont tournés, il s'est retrouvé avec des centaines d'appels, il a raconté une fois que c'est un bus qui s'est arrêté devant chez lui pour voir « l'ancien ». Tout le monde croyait qu'il était super vieux, parce que c'est un peu comme s'il avait incarné ou été le dépositaire d'un savoir ancestral.
Avec L'Herbe qui renouvelle, il a voulu faire un travail scientifique. Ce qui l'intéressait, lui, c'est comment se constituent les savoirs, comment ils sont apparus, quel aller-retour il y a entre la science, les savants, les non-savants, les gens qui ne savent pas lire, tout ça c'est des choses qui l'intéressaient, donc un travail vraiment ethnographique. Et L'Herbe qui renouvelle, c'est ça. On n'est plus sur Le Livre des bonnes herbes, on est vraiment sur l'étude de comment se constitue un savoir, en montrant à chaque fois les perspectives que ça offre, les limites que ça peut représenter. Donc je crois que c'est ça qu'il a voulu faire avec ce livre-là. Peut-être aussi pour se débarrasser de ce qu'on lui a collé à la peau, à savoir comme quelqu'un qui serait un peu le gourou des plantes médicinales.
Christophe : C'est un vrai travail d’ethnobotanique et déjà à l'époque il nous dit qu'il est quasiment trop tard pour capturer ce savoir. Est-ce qu'il est vraiment trop tard pour l'ethnobotanique ? Il n'est jamais trop tard je suppose.
(NDA : question maladroite, j'aurais dû demander s'il était trop tard pour capturer le savoir des anciens)
Elise : Thierry parlait tout à l'heure du Livre des bonnes herbes. Dans le Livre des bonnes herbes, Pierre a fait un gros travail de recherche dans les textes anciens et notamment dans ce qu'il a beaucoup inspiré pour écrire ce bouquin, c'est le livre de Fournier, le Dictionnaire des Plantes Médicinales et Vénéneuses, je crois que c'est ça le titre, et le livre de Cazin, le docteur Cazin. Et le docteur Cazin, c'est un médecin de campagne qui écrit dans la deuxième moitié du 19e. En fait, il tire la sonnette d’alarme, il dit en fait, avec l'arrivée des médicaments, il n'y a plus autour de nous assez de gens qui conservent les savoirs sur les plantes. On est en train de se désintéresser des plantes. Et c'est marrant parce que c'était déjà dans la deuxième moitié du 19ème qu'il tirait la sonnette d'alarme. Et donc son ouvrage, c'est vraiment un recueil des savoirs populaires, déjà on pourrait dire ça, puisqu'il s'inspire vraiment des pratiques des paysans, des gens qui vivent à la campagne pour se soigner avec les plantes.
Pierre, je dirais presque 100 ans après, faisait le même constat. Pour autant, on peut continuer à faire des enquêtes ethnobotaniques. C'est sûr qu'il y a eu une perte progressive des savoirs populaires sur les plantes. Quand on parle de savoirs populaires, c'est pour l'opposer à ce qu'on appelle le savoir savant, c'est-à-dire le savoir des botanistes, le savoir des médecins. Par opposition au savoir que détient le peuple, les gens qui vivent à la campagne et qui ne s'inspirent pas forcément des textes, mais de leur pratique, de la tradition orale, de ce qui est hérité de leur tradition orale, de leur famille, etc. Et avec Pierre et plein d'autres personnes, ils ont lancé une dynamique autour du recueil des savoirs anciens, autour des plantes. Et à ce moment-là, il y a vraiment une prise de conscience que c'est peut-être le dernier moment pour faire des enquêtes, pour recueillir ces savoirs anciens auprès des personnes âgées, parce que les plus âgés qui détiennent le savoir d'avant les années 50, d'avant la guerre, sont en train de partir.
Mais il se trouve qu'on continue à faire des enquêtes depuis cette période-là et qu'on arrive encore à trouver des choses, et même si on prend acte de cette perte, il y a encore des choses qu'on peut retrouver, encore dans des enquêtes qu'on a pu mener ces dernières années.
Christophe : Oui, j'ai l'impression que c'est une renaissance aussi après de l'ethnobotanique, parce qu'effectivement de plus en plus d'études, il me semble, dans différentes régions sont disponibles. On va donner la parole à Pascal sur ce sujet.
Pascal : En quelques mots, le propos de l'ethnobotanique, me semble-t-il, c'est d'interroger les rapports entre les êtres humains et les plantes, les plantes et les êtres humains dans une perspective extrêmement large. Et par définition, sauf le type qui est enfermé dans un caisson stérile, il y a des rapports entre les plantes et les êtres humains. Et donc, il n'y a pas de raison que l'ethnobotanique s'arrête en 1950 et Pierre en était bien convaincu, c'est-à-dire qu'il était également très attentif à la constitution de nouveaux savoirs, aux nouvelles façons d'interagir avec les plantes.
Alors, il se trouve que pour plein de raisons dont Élise vient de parler, il y a peut-être une relation appauvrie ou de moins en moins de connaissances et par ailleurs de moins en moins de biodiversité éventuellement dans l'environnement immédiat de l'habitation des êtres humains. Il est évidemment important de faire vivre une mémoire tant qu'on peut encore la trouver et de soigner les interactions entre la mémoire livresque et la mémoire vivante. Mais ça n'empêche pas qu'il y a encore toujours nécessité de faire de l'ethnobotanique sur ce qui se passe maintenant.
Laurence : Je voudrais évoquer un aspect qui a surgi dans notre travail à un moment où j'ai fait une exposition avec Pierre qui s'appelle « Des gens et des plantes en Haute-Provence », et nous nous sommes rendus compte qu'à travers les enquêtes, il y avait les personnes qui avaient vécu la pratique des plantes, il y avait celles qui disaient « ma mère ou ma grand-mère faisait comme ça, ça je le sais mais moi je ne l'ai pas fait ». Et puis il y avait ceux qui nous disaient d'une façon très appuyée, très sûre « ah mais on fait comme ça pour faire la soupe d’ortie ». Et en fait, ils nous disaient ce qui était écrit dans les livres de Pierre.
Et dans cette appropriation du savoir, entre guillemets « savant » parce qu'écrit, et non pas oral comme ça a été le cas au fil des siècles, on a fait une espèce de mélange. On trouve dans la région beaucoup de gens qui nous citent sans même s'en rendre compte ce que Pierre a dit dans ses livres sur les usages des plantes. Ils l'ont intégré.
Thierry : Je vais réemployer le mot passeur. En fait, il est toujours temps, il sera toujours temps de « faire de l’ethnobotanique », comme on dit, même si elle est bizarre cette expression. En fait, il y a toujours eu des moments de césure, de perte de savoir. C'est chaque génération qui réinterprète et réinvente un nouveau rapport aux plantes, et comment vivre avec. Evidemment, il n'est plus temps d'aller chercher maintenant les savoirs de la société d'avant le plan Marshall. Et moi, je dirais même surtout d'avant la guerre de 14. C'est vrai que beaucoup de connaissances et de savoirs populaires autour des plantes en France était transmis en langue régionale, en Occitan, en Breton, en Basque ou en Alsacien. Tout ça, bien sûr, c'est trop tard. Mais c'était déjà trop tard pour d'autres choses avant. La circulation entre le savant et le populaire, elle ne cesse jamais d'être depuis, à mon avis, que l'humanité existe et où on prétend qu'il peut y avoir des savants. Quand on voit les fameux livres de colporteurs qui étaient distribués dans les villages par des gens qui les transportaient à pied, « le jardinier François » ou des choses comme ça, ou les ouvrages de médecine.
C'était les recommandations de Fuchs, qui avait été le grand savant et le grand médecin savant en Europe, et deux siècles après ça devenait des connaissances populaires. Donc c'est quoi vraiment la connaissance populaire ? Je pense qu'il y a vraiment un dialogue permanent comme ça, entre le savant et le populaire.
Et ce n'est pas étonnant qu'aujourd'hui ce que Pierre a considéré comme un ouvrage de colporteur populaire se retrouve pour d'autres personnes à être un ouvrage savant. Les frontières sont vraiment floues en fait, et ce n'est pas très grave. Et évidemment à chaque fois qu'une civilisation, parce que moi je pense quand on pense au monde paysan d'avant-guerre, celui que Pierre a pu approcher avec les enquêtes des gens qui avaient 80 ans dans les années 70, ce monde-là, il est mort. Aujourd'hui, on est dans un autre monde où les gens ont Internet, ont des livres, font des stages. Les premiers stages que Pierre a pu organiser dans les années 70 à Saint-Lambert, c'étaient des stages qui ne voulaient même pas être payants. Aujourd'hui, les stages qui se font souvent sont des stages payants. Il y a une civilisation qui est un petit peu morte, qui a un peu disparu, mais qui se réinterprète. Et pour moi, le plus important, c'est que le lien aux plantes qui reste, et l'intérêt de tous ces passeurs et de toutes ces transmissions de savoir, c'est comment on va faire aujourd'hui, comment on va faire demain avec les plantes. Parce que je suis d'accord avec Pascal, à moins de se mettre effectivement, d'aller sur Mars ou dans les délires de d’Elon Musk ou de se mettre dans un caisson ultra sécurisé, on n'échappe pas aux plantes parce qu'on est en co-évolution et on est en coexistence avec les plantes depuis toujours et personnellement je pense au moins jusqu'à ce qu'on s'en aille quoi. Voilà donc c'est un peu ça que j'ai envie de dire.
Christophe : Est-ce que Pierre s'était positionné sur le rôle des plantes, des simples, dans le système de santé ? Ça a dû être peut-être un petit peu compliqué quand il a commencé à écrire, parce que pas beaucoup de non-médecins parlent de ces sujets-là, je pense, dans le grand public. Enfin, il y a Messegué, il y a peut-être Rika Zarai, il n'y a pas beaucoup de monde dans ces années-là. Est-ce que déjà, il commence à parler du rôle important des plantes, en fait, pour la prévention, pour garder la santé, est-ce qu'il s'est positionné sur ce sujet-là qui, comme on le voit aujourd'hui, quand même reste un des sujets délicats pour nos activités ?
Laurence : Oui, quand il écrit le Livre des bonnes herbes, Pierre ne fait pas un livre qui remplace des ouvrages spécialisés de botanique ou de phyto. Ce qu'il fait, c'est qu'il ouvre un regard attentif sur les plantes pour communiquer avec le monde végétal et pour partager l'amour des simples. C'est bien au-delà des fiches de plantes.
Pourquoi beaucoup de gens ont ce livre un peu comme une bible dans leur bibliothèque, c'est parce qu'à travers cet ouvrage, tout à coup, ils ont ouvert leur regard différemment dans leur relation au monde végétal. Et le but c'est de réapprendre des moyens pour prendre en charge sa santé.
Il dit « c'est ici que la plante médicinale se fait facteur de liberté, sans ostentation, simplement en nous offrant de résister à une oppression parmi d'autres, mais des plus puissantes, celle de la thérapeutique chimique associée au pouvoir médical ». Et l'édition Marabout du Livre des bonnes herbes qui va être extraordinairement diffusée auprès d'un public pas forcément averti de ces questions, mais comme c'est très accessible, et puis aussi à travers tous les circuits alternatifs de l'époque, comme Nature et Progrès. Voilà, ce sont des mots qui ouvrent le regard, pour moi c'est ça le message du Livre des bonnes herbes. Pour moi personnellement encore plus sur celui des arbres.
Thierry : Moi ce que j'ai envie de dire, pourquoi beaucoup de gens considèrent ce livre comme une Bible, c'est qu'il y a un fait. qui est absolument évident, c'est que j'ai été un des expérimentateurs de ce livre, et j'ai eu le témoignage de centaines de personnes, ça fait 35 ans que j'échange, que je parle de plantes avec plein de gens, c'est que ces recettes elles marchent. Alors, ce qui a été difficile pour Pierre, effectivement, c'est que les gens le prennent peut-être comme un ouvrage de médecine. Parce qu'évidemment, ça peut être dangereux si on n'a pas de diagnostic, si on se trompe sur les symptômes qu'on a, on pourrait faire des bêtises. Mais si ça reste un livre tellement apprécié, c'est que voilà, c'est des recettes qui viennent soit du fond des âges, par la transmission orale, soit de praticiens ou de gens vraiment expérimentés, comme Leclerc ou comme Cazin ou comme Fournier, dont a parlé Élise. Du coup c'est un livre qui a une vraie valeur au quotidien et je crois qu'il y a beaucoup de gens ici qui attendent encore aujourd'hui parfois une aide concrète. Bien sûr on a besoin de prendre du recul par rapport aux choses, bien sûr on sait, et je suis le premier à l'avoir su d'ailleurs comme Pierre, qu'il y a des situations pour lesquels les plantes ne peuvent rien pour nous et qu'on peut se retrouver dans des situations, des problèmes de santé où évidemment la médecine moderne peut nous permettre de vivre quelques années de plus. Mais pour autant il y a dans un travail comme ça une aide, un soutien au quotidien et c'est ça je crois que les gens ont reconnu, c'est ça qui a fait le succès du travail de Pierre. Il était mal à l'aise avec ça parce que franchement, je crois que c'est quelqu'un qui… Le « premièrement de ne pas nuire », que normalement prête serment un médecin quand il commence, Pierre n'était même pas médecin, il n'a jamais voulu être médecin, il a toujours dit qu'il n'était pas médecin. Mais je crois que ce « premièrement de ne pas nuire », c'est quelque chose qui lui a importé énormément. Et je crois qu'il a sûrement eu presque peur de son livre et de ce que ça a pu produire, et je pense qu'un de ses soucis c'est qu'il pouvait avoir peur que ça fasse du tort aux gens alors que ce n'était pas du tout son intention.
Christophe : J'aimerais qu'on parle du travail à Salagon, parce que je ne sais pas, ceux qui nous écoutent, si vous avez visité les jardins, si vous avez visité le musée, nous, on ne voit pas tout le travail qui s'est déroulé dans les coulisses. Est-ce que quelqu'un, c'est peut-être toi Élise, pourrait nous parler peut-être de l'histoire des jardins, du musée, de tout le travail qu'il a fallu fournir pour ces chantiers-là ?
Elise : Le musée de Salagon, c'est d'abord un prieuré du XVIe siècle autour duquel il y a eu des fouilles archéologiques qui ont été menées par un monsieur qui s'appelle Pierre Martel dans les années 50, à partir des années 50 du moins. Et puis c'est devenu petit à petit un musée, Pierre habitant Mane s'est rapproché de ce lieu-là, et c'est la période où il travaille sur la période médiévale, sur les jardins médiévaux.
Il se rapproche du musée, je crois que c'est en 1985 qu'il crée le premier jardin avec l'appellation Jardin Ethnobotanique, c'est la première appellation qui existe à ce moment-là. C'est un jardin médiéval qui reflète les usages des plantes dans la société haut-provençale.
Et puis, au fil des années, d'autres jardins vont se monter et il avait toujours à cœur de rendre compte de la perception locale de la flore, des usages médicinaux, mais pas que, alimentaires, artisanaux dans ses jardins.
Donc au fil des années, se sont créés plusieurs jardins qui sont visitables par le public, et dont le dernier qui s'appelle le Jardin des Temps Modernes, qui est plutôt un jardin qui reflète la flore avec des sociétés lointaines, dont il était moins spécialiste d'ailleurs. Après, à Salagon, il y a toute l'histoire du séminaire qu'il a créé en 2001. Comme il avait à cœur cette idée de transmission, je pense que c'était vraiment un truc très important pour lui de transmettre autour de l'ethnobotanique. Et donc en 2001, avec Daniele Musset, qui était à cette époque-là directrice du musée Salagon et surtout ethnologue de région, il a créé ce séminaire qui avait pour vocation de transmettre autour de l’ethnobotanique et qui est devenu un lieu où se sont rencontrés à la fois des universitaires, des profs, des étudiants, des gens qui faisaient de la recherche dans le milieu universitaire, mais aussi le milieu amateur. Et je crois que c'est aussi ça, Pierre, c'est qu'il n'a jamais été rattaché à l'université. Il a essayé de rentrer à un moment donné au CNRS, il n'a pas pu y rentrer, il n'a pas été accepté. Pourtant, il a certainement un savoir bien plus étendu que certains chercheurs qui sont au CNRS. Bon, en tout cas, on pourrait en discuter, mais voilà.
Il a été rattaché au muséum d'histoire naturelle, il a quand même participé dans les années 70 au séminaire d'ethnobotanique qui avait cours à cette époque-là au muséum, au cours duquel il a rencontré des gens comme Chevalier, qui sont vraiment des pionniers de l'ethnobotanique en France, Claudine Friedberg, Jacques Barrau, il était très ami avec Barrau qui est vraiment un ethnobotaniste du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris qui travaillait plutôt sur les sociétés lointaines, en fait. Et lui, Pierre, ce qu'il a apporté à l'ethnobotanique française, c'est vraiment ce regard sur la société occidentale et en particulier l'ethnobotanique française. Voilà, donc le séminaire, c'était l'idée de créer un lieu dynamique autour de ces questions-là, autour de l'ethnobotanique méditerranéenne aussi… A la base, et puis maintenant, ça s'est aussi élargi. On a des gens qui viennent chaque année parler de sociétés autres que méditerranéennes. Et voilà, donc le séminaire, c'est donc depuis 2001, un thème chaque année. Au début, c'était deux thèmes, mais un thème chaque année maintenant. Et voilà, c'est un lieu, je pense, important pour les gens qui font de l'ethnobotanique.
Pascal : Un petit mot à propos de l'épisode CNRS. L'avis de la commission scientifique à l'époque était tout à fait favorable. Et finalement, il a échoué devant la commission administrative qui s'est émue de ce qu'il n'avait aucun diplôme. Donc, c'est un cas d'école, j'ai envie de dire, d'excès de pouvoir de l'administration qui s'oppose à l'avis d'une commission scientifique de pairs. Voilà.
Christophe : J'ai maintenant deux questions pour lesquelles j'aimerais tous vous entendre et peut-être on va commencer par toi Pascal vu que tu avais la parole. Quel est le livre de Pierre qui vous a le plus marqué et pourquoi ?
Pascal : Je laisserai Élise tout à l'heure parler de La Plante compagne. Beaucoup de livres m'ont marqué. Peut-être parce que je ne sais pas si d'autres gens vont en parler, je vais dire un petit mot de deux livres mineurs de Pierre. Je les montre du coup. Il y a ce livre amusant qui s'appelle Simples mercis - Des ex-voto végétaux, qui est une collection de petites scénettes écrites par Pierre, qui est extrêmement amusant, des scénettes qui prennent pour prétexte un travail d'une artiste qui dessine des corps humains avec des parties végétales. C'est très intéressant, très amusant, et ça dit aussi quelque chose de l'homme Pierre. Et puis, un autre livre aussi, Lisières du temps, qui est aussi une collection de textes très poétiques de Pierre sur des photos de Marie Braille. Donc, un très beau livre.
Il a beaucoup écrit et je crois que dans tous ses livres, on a des moments d'émerveillement, de découvertes. Les Jardins du chêne blanc, c'est aussi un livre extraordinaire qui fait vraiment voyager dans le pied de la montagne de Lure avec des très belles photos de plantes et d'associations de plantes.
Non, je ne dirais pas qu'il y a un livre de Pierre, mais c'est sûr qu'au moment de la lecture, le premier livre que j'ai vraiment lu et qui a transformé mon regard sur les plantes, c'était La Plante compagne.
Laurence : Et puis moi quand j'ai rencontré Pierre, il travaillait sur une deuxième édition du Livre des arbres, arbustes et arbrisseaux et quand je suis venue habiter dans la région, le livre venait de sortir, j'ai fait beaucoup de relectures aussi pour différentes éditions et je crois qu'il m'a carrément branchée sur les arbres.
C'est un ouvrage qui aborde l'arbre dans sa totalité d'organismes vivants, à la fois sur les aspects biologiques, botaniques, mais aussi bien sûr sur tous les usages que l'homme a su développer à partir des différentes espèces et tous ces savoir-faire qui en ont découlé.
J'ai été responsable pendant 12 ans de l'inventaire des « Arbres remarquables » pour toute la région PACA. C'était un appel d'offre de la Direction Régionale de l'Environnement auquel Pierre et moi avions répondu. Quand il a fallu mettre au point une méthodologie et tout ça, on a beaucoup discuté. Après, il m'a dit « tu comprends, moi je suis en train d'écrire autre chose, alors les « Arbres remarquables » c'est toi, débrouilles-toi. » et moi qui m'attendais à faire des journées de terrain avec Pierre pour mesurer les arbres, je me suis trouvée lâchée dans la nature ! Mais on n'a toujours pas fait beaucoup de terrain ensemble, mais toujours beaucoup échangé sur le sujet, et c'était un peu notre lien commun.
Sinon, bien sûr, La Plante compagne, c'est un livre qui nous a ouvert notre relation aux plantes à travers l'histoire de l'humanité. Et il se trouve que j'ai fait la recherche iconographique pour la réédition chez Actes Sud. Il était paru une la première fois dans la collection des Conservatoires et jardins botaniques de Genève. Et puis, quelques années après, il y a eu une réédition et donc j'ai fait la recherche iconographique et ça a été absolument un travail passionnant et ça a donné lieu à beaucoup d'échanges. Vous voyez aussi que c'est un livre important, alors je vous laisse la place.
Élise : Je ne vais pas dire beaucoup plus que ce que tu as dit, Laurence. Pour moi aussi, c'est La Plante compagne. C'est vraiment ce bouquin-là qui m'a donné envie d'une part de faire de l'ethnobotanique, mais aussi de lire ses autres bouquins. Il relate l'histoire de la société européenne dans son rapport avec les plantes, et c'est vrai que c'était touchant, cet ouvrage-là, quand j'ai commencé à travailler autour de ça.
Laurence : Et aussi quand même, il faut l'évoquer, c'est l'ouvrage pour moi le plus abouti dans l'écriture. C'est une extraordinaire écriture. On a découvert un écrivain, nous on connaissait le gars qui écrivait autour des plantes, à travers La Plante compagne en tout cas on a découvert un écrivain.
Thierry : Je crois que le livre qui a été le fondateur pour moi c'est deux livres en un, c'est le Livre des bonnes herbes et Le Livre des arbres, arbustes et arbrisseaux, parce que j'ai trouvé dans ces livres quelqu'un qui parle des plantes comme ce qu'il appelait des plantes compagnes, c'est-à-dire qu'on est presque avec lui sur le terrain. Il a une manière de décrire qui ne fait aucune concession à la précision, c'est-à-dire que c'est un ouvrage de botanique, mais de botanique de cœur. On a l'impression d'un seul coup de comprendre. où vit la plante, il décrit très bien l'environnement de la plante, on est avec. Et aussi, c'est peut-être une des rares fois dans les livres sur les plantes où on a aussi une attention à la plante, à savoir comment on peut la cueillir pour faire quelque chose de qualité, qu'est-ce qu'on peut faire avec, donc ça a été un véritable guide pour moi.
Bien sûr après on trouve un tas d'infos ailleurs et on fait sa propre expérience, mais en tout cas ce respect, cette attention, cette proximité avec la plante, pour moi il y a quelque chose d'unique dans ces deux livres-là. Et puis ça tire vers le haut. Ils m'ont tiré vers le haut parce qu'il y a vraiment, je le répète, une très grande exigence sur la précision botanique. Franchement, on peut encore aujourd'hui utiliser sa clé des saules. Les saules, c'est un genre d'arbre qui est assez compliqué, c'est assez compliqué pour s'y retrouver. Ce qu’iI propose, ce n'est pas la botanique de spécialistes avec les sous-espèces ou les nothotaxons ou les hybrides de sous-espèces, on est vraiment sur une botanique « utile », c'est-à-dire celle dont on a besoin quand on veut utiliser les plantes. Eh bien, c'est une très grande précision. Bien sûr, il faut lire La Plante compagne pour son écriture aussi, qui est un livre absolument magnifique et qui nous encourage pour l'avenir dans un moment qui n'est pas facile. Il a été écrit il y a assez longtemps, mais je crois que Pierre était toujours un peu en avance. Et il y a une phrase qui à la fois moi, je trouve, traduit très bien sa qualité d'écriture et l'intention de ce livre, c'est quand il dit « l'avenir se rue sur nous avec le désert aux trousses, mieux vaut sentir dans son dos l'aubépine plutôt qu'un mur de certitude. » C'est incroyable tout ce qu'il y a là-dedans. À la fois c'est une écriture vraiment, effectivement, que tous on aimerait pouvoir ne serait-ce qu'un peu imiter, mais il y a aussi énormément de choses qui sont dites là-dedans, donc évidemment c'est un livre qu'il faut lire. Mais pour moi il n'y a pas un livre à jeter.
On n'a pas parlé de l'Environnement Végétal, mais pour comprendre la végétation française, sa dynamique, comment on l'a impacté dans les années 60, c'est l'époque à laquelle ce livre a été écrit, et quasiment une vision presque prophétique sur la tension qu'il y aura sur les ressources en eau ou en bois aujourd'hui. C'est un livre qu'il faut relire et qui résonne. Pierre avait 50 ans d'avance. Donc je crois que c'est difficile de dire « un livre ».
Pascal : je voulais ajouter que Pierre était profondément un homme des livres, un homme du livre, pas parce que c'était un homme d'hier, peut-être que c'était un homme de demain. Il m'avait envoyé un petit poème que je vais vous lire, ça prend deux minutes, parce qu'il y a un petit paradoxe en ce moment à faire cette émission à travers ces nouveaux médias etc. pour parler de Pierre qui était extrêmement critique sur tous ces usages des nouveaux médias. Il écrivait :
Une autre à écrire avec la complicité du vent, c'est l'hirondelle.
Le soir, on ne sait pas ce qu'elle nous a dit et l'on sait très bien ce qu'elle nous a dit.
Elle parle d'éternité du jour, ce qu'on ne sait pas garder dans le cœur.
Quand on aura cassé tous les iPods, on cherchera une hirondelle.
Christophe : Bon, je vais terminer avec ma dernière question. Ce n'est pas une question facile encore, mais on va essayer de faire court si vous pouvez, parce que je pense que ça pourrait déboucher sur des discussions qui durent des heures. Mais quel est le message de Pierre qui vous semble le plus important à faire passer à nos auditeurs aujourd'hui ? Et on va commencer, on va passer le micro à Élise.
Elise : Je ne sais pas s'il avait un message à faire passer. Je pense qu'il avait une multitude de choses à partager. Il adorait discuter. Il était beaucoup dans le construisons ensemble quelque chose dans la discussion. C'était toujours très riche.
En tout cas, moi, ce que je peux retenir de lui, même s'il y a des milliards de choses qui m'ont touchée, dans ses messages, c'est de s'intéresser au savoir populaire, de s'intéresser au savoir simple. Il ne bannissait pas le savoir savant, il était lui-même botaniste, on a encore vu au moment de ses obsèques la présentation d’exemples de son herbier, c'était un super botaniste. L’herbier LIEUTAGHI a maintenant intégré les herbiers du Conservatoire Botanique National Alpin de Gap.
Donc lui, le savoir-savant, il était là-dedans en fait, mais il avait une manière de rendre accessible le savoir populaire et de le valoriser, que je trouve vraiment intéressant.
Laurence : Il faut dire aussi la pensée politique de Pierre, qui m'a aussi beaucoup accompagnée, et il le dit mieux que moi. « La pensée unique, ça menace aussi l'écologie. Le jardin, qui est un merveilleux modèle ouvert de gestion du monde, peut aussi se faire labyrinthe. Et c'est d'ailleurs en cela qu'il témoigne de la complexité des âmes. »
J'ai toujours eu une relation avec Pierre, amicale mais très directe. Et au-delà du travail, il y avait aussi une sorte d'engagement de vie pour le vivant qui nous reliait. Et toutes ces dernières années où il ne pouvait plus beaucoup aller dans la montagne, je lui redescendais des plantes, mais aussi je lui racontais les luttes qui existent ici autour, pour essayer de maintenir le vivant. En ce moment, il y a beaucoup de projets sur la montagne de Lure et il était très au courant de ça. Il était aussi dans cette notion de la pensée diverse avec une éthique, un objectif qui est de défendre le vivant où qu'il se trouve.
Pascal : Je suis très heureux que Laurence ait parlé des positions politiques de Pierre qui étaient, oui, une sorte de messages, de leçons pour nous je pense, pour tous ceux qui le fréquentaient. Il était évidemment très inquiet de tout ce qui menaçait le vivant dans son ensemble. Il était également très inquiet de tous les progrès des pensées d'extrême droite, de droite et d'extrême droite en France et en Europe, et depuis très longtemps. Donc, c'était important d'en discuter avec lui.
Je dirais qu'il y a quelques mots qui revenaient dans sa conversation qui étaient importants, je pense aux mots de confiance, on en a beaucoup parlé ces derniers jours, et puis aussi aux mots d'attention, c'est-à-dire qu'il avait vraiment l'idée qu'il faut être attentif les uns aux autres, et aussi être attentif aux plantes, aux herbes, même si elles ont l'air petites, muettes, modestes, on marche dessus, mais il faut quand même leur prêter attention.
Thierry : Pascal m'a un peu coupé l'herbe sous le pied. Pour moi, confiance, c'est le maître mot pour moi dans le message de Pierre, dans ce que j'ai perçu en tout cas de son message. Si on a un avenir et si on veut un avenir pour notre humanité, ça passe par la confiance. Et la confiance n’interdit pas légèrement les erreurs, les tâtonnements, mais en tout cas c'est vers ça qu'il faut aller, et le partage. C'est vraiment quelqu'un qui s'y prônait ça, et c'est ce que j'ai retenu de son message, qu'on avancera ensemble dans la confiance et dans le partage.
Christophe : Merci Thierry. On va finir sur ces mots, je pense. Je voulais vous remercier pour vos témoignages à tous. On va essayer de porter au mieux les messages de Pierre dans ce futur de notre petit monde des bonnes herbes.
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Michèle GERARD dit
Merci pour cet hommage à Pierre Lieutaghi
pascal27 dit
Bonjour Christophe, Laurence, Thierry, Elise, Pascal, merci à vous pour ce bel hommage à l'âme de Pierre Lieutaghi. Vous êtes toutes et tous de belles âmes qui accompagnent Pierre Lieutaghi dans ce passage vers une autre vie.
Je pense aussi que le monde végétal, de l'arbre au lichen nous transmet toujours et encore des messages résilients. Nous n'avons pas terminé d'écrire et de lire les livres de la VIE, les plantes ont encore beaucoup de choses à nous dire et à nous partager.
À tous les passionnés, les adeptes, les praticiens, les autodidactes d'amplifier nos messages de passeurs pour le respect et le partage avec TOUT le vivant. N'oublions pas que la nature est un organisme vivant habité par des forces.
La nature attend un nouvel homme, un constructeur et non un exploitant, un utilisateur éclairé et non un consommateur avide.
Nous devons apprendre à vivre comme des frères si nous ne voulons pas périr comme des sots ! (Martin Luther King)
Nous devons nous y habituer : aux plus importantes croisées des chemins de notre vie, il n'y a pas de signalisation. (Ernest Hemingway)…
Gratitudes Christophe pour ces partages réchauffant ….
PERDRIX Martine dit
Merci pour ce super partage; je ne connaissais pas ce Monsieur, que j'ai trouvé passionnant/passionné à travers les différents personnages de ceux qui l'ont cotoyé
William NICHOLS dit
Merci et félicitations à vous cinq de nous avoir fait partager et découvrir autrement, avec une qualité remarquable, cet écrivain passeur visionnaire.
Que son esprit perdure grâce à vôtre passion.
Cordialement.
RISI MARTINE dit
Bonjour Christophe, merci encore pour ce très bel hommage rendu à ce grand homme que je n'ai pas connu , je n'ai pas encore eu le temps de parcourir tout votre article ni la vidéo, cependant je me permets de vous écrire ce message , peut être n'est il pas important mais c'est ce que j'ai ressenti, dans l'hommage envoyé à vos lecteurs, à la fin une phrase m a dérangée , " le meilleur est l'ennemi du bien" , certes dans cette configuration mais n'est pas toujours une vérité établie.., c'est ce que j'ai ressentie à la lecture de votre courrier, il aurait été préférable pour éviter selon moi toute confusion " le meilleurs est parfois l'ennemi du bien" c'est pour les personnes qui liraient votre article pour la première fois
très amicalement
Martine