Histoire des plantes 11 : Hildegarde de Bingen : Partie 1 - Sa vie : (abonnez-vous au podcast ici)
Vous me l'avez demandé tellement de fois : "Parle-nous d'Hildegarde de Bingen". Sainte-Hildegarde, figure de proue historique du monde des plantes, l'un des personnages clés de notre tradition, de notre histoire.
C'est donc le thème de ce nouvel épisode de l'histoire des plantes. Ça faisait un moment que je n'avais pas continué cette série d'ailleurs, c'était l'occasion de m'y remettre.
Je vous rappelle que je ne suis pas un historien, mais j'aime raconter des histoires. Et raconter des histoires, je pense que c'est important aujourd'hui. Ça nous ramène dans notre imaginaire, dans notre tradition. Ça nous rappelle nos racines.
Du coup, ici, je vais faire de mon mieux pour jouer les conteurs. Et je vais essayer de rester aussi fidèle que possible aux documents qu'il nous reste sur Hildegarde.
Pour tout vous dire, je pensais que la préparation de cet épisode allait être relativement simple. J'avais lu plusieurs ouvrages dans le passé, des ouvrages de vulgarisation sur la vie de Sainte-Hildegarde et son travail sur les plantes, qui sont en fait des interprétations de son œuvre. Je pense que vous verrez ces ouvrages sur les étagères de librairies, avec des titres du style "la pharmacie d'Hildegarde" ou "l'herbier d'Hildegarde" ou similaire. C'est très bien, je ne critique pas ces ouvrages.
Mais pour faire mon travail de préparation et de restitution, je voulais remonter à la source. J'ai donc utilisé principalement des ouvrages produits par des personnes dans le monde académique, des chercheurs et experts sur le sujet. Et là, j'ai vu qu'on était loin d'avoir un consensus sur pas mal de points. On a en face de nous un morceau de gruyère avec plein de trous, et on comble ces lacunes en spéculant un peu, en émettant des hypothèses sans certitudes aucunes.
Du coup, la préparation de cet épisode a été un travail largement plus long et complexe que ce que j'avais pensé au départ. D'ailleurs, dans l'article associé, je vous mettrai une liste de toutes les références que j'ai utilisées.
Si vous êtes expert de la vie d'Hildegarde, que vous avez recherché le sujet plus que moi, je vous remercie d'avance pour votre compréhension. S'il y a des inexactitudes, n'hésitez pas à nous dire, on rajoutera l'information dans le texte associé à cet épisode sur mon site. N'oubliez pas de nous donner la référence exacte que vous utilisez pour qu'on aille, nous aussi, consulter la source.
Cet épisode sera divisé en 2 parties. Dans la première partie, je vais vous parler de la vie de ce grand personnage. Et dans la deuxième partie, je vous présenterai ses deux ouvrages sur la santé et les soins avec toute une discussion sur les plantes bien entendu.
Biographie d'Hildegarde de Bingen
Allez, on démarre avec une description de la vie de ce grand personnage.
Tous les documents que nous avons sur sa vie datent de son époque. Ce sont soit ses propres écrits, ses correspondances avec certains personnages. Soit les écrits de Guibert de Gembloux, son secrétaire, soit d'autres proches. Parfois les écrits s'accordent, parfois pas. Michael Embach, un des historiens allemands spécialisé dans la vie d'Hildegarde, explique que la biographie d'Hildegarde ne peut être qu'une approximation (Bain, 2021). Il faudra faire avec.
Hildegarde est née en 1098, la 10e de sa fratrie, dans une famille qui semble fortunée et engagée dans les affaires locales. On ne sait que très peu de choses sur son enfance, si ce n'est qu'elle était précoce et pieuse, bien qu'on pense que ce soit peut-être un stéréotype que l'on a créé de toutes pièces car la vie des saintes personnes était supposée démarrer avec une enfance de ce type. On a des traces de ce que sont devenus certains de ses frères et sœurs, certains vont se retrouver à des postes importants dans la société de l'époque.
Hildegarde elle-même raconte qu'elle a sa première vision à l'âge de 5 ans. Sa vie sera rythmée par des visions et des révélations. Apparemment, sa santé est fragile dès toute petite. La combinaison de ces deux choses : ses visions et sa santé précaire, a probablement fait que ses parents la destinent très vite à une vie de religieuse.
Premières années de vie religieuse
A 8 ans, ses parents la font rentrer dans un monastère de Bénédictins à Disibodenberg. C'est à cet endroit que la noblesse locale envoie leurs enfants d'ailleurs, c'était considéré comme une offrande au Seigneur. Hildegarde, elle-même, dit "Dans la huitième année de mon âge, j'ai été offerte à Dieu".
Et juste pour vous donner une idée du cadre de vie, on parle de jeunes personnes qui étaient isolées, quasi emmurées à un endroit. On bloque tous les accès. Le gardien du lieu surveille constamment que personne ne sorte. On fait passer la nourriture par des ouvertures prévues à cet effet, des systèmes de portes pivotantes qui empêchent le regard vers l'extérieur. Seul le gardien peut rentrer pour s'occuper des malades ou parfois, je cite, "venir consoler les nonnes". En tout cas, les riches familles de l'époque internaient leurs filles de 5 ou 6 ou 7 ans dans ce type de lieu.
Qu'est-ce qu'on fait exactement pendant la journée ? On apprend à jouer du décacorde, l'instrument qu'on utilise pour accompagner le chant. On apprend le chant des psaumes. On apprend à lire. Hildegarde expliquera qu'elle a appris à lire les psaumes mais elle n'a pas vraiment étudié l'interprétation des mots, des syllabes, la grammaire. Donc c'était une connaissance assez élémentaire du langage. Et puis il y a la prière, toutes les corvées à faire.
Et le rythme du jour comme de la nuit est bien sûr dicté par ce qu'on appelle les heures canoniales. Les matines, un peu après minuit. Laudes à l'aurore. Prime, tierce, etc. Jusqu'aux vêpres et complies le soir avant d'aller se coucher. A chaque office on va chanter les psaumes. Et rajoutez à ce rythme quotidien le rythme annuel dicté par le Carême, la Nativité, Pâques, etc. Ça fait des années bien occupées tout ça !
Lorsqu'Hildegarde est adolescente, elle explique que dans cette période de sa vie, elle arrête de raconter ses visions et ses expériences (appelons-les surnaturelles) car cela lui vaut la moquerie des autres. Elle est donc très studieuse au monastère, elle est probablement très réservée, en particulier au sujet de sa vie intérieure et de ses visions. Elle ne se confie qu'à une femme qui se dénomme Jutta et qui supervise ce groupe de femmes. Jutta parle des visions d'Hildegarde à Volmar de Disibodenberg, un moine, qui va devenir l'enseignant d'Hildegarde puis plus tard son assistant et ami jusqu'à sa mort 30 ans plus tard (et on parle ici de la mort de Volmar et pas d'Hildegarde).
Hildegarde devient abbesse
Le temps passe, la vie au monastère s'écoule. Nous sommes en 1136 et Jutta, en charge des nonnes, décède. Hildegarde a 38 ans. Les sœurs la choisissent à l'unanimité pour devenir abbesse et responsable du couvent. Elle a clairement le respect de toutes et donc c'est un choix évident. À ce stade de sa vie, on ne sait toujours pas grand-chose à son sujet, si ce n'est qu'elle est probablement douée pour l'organisation et qu'elle a d'autres talents reconnus par les autres. En d'autres termes, elle sort du lot.
Son style de vie et de gestion du couvent transpire au travers de ses écrits. En tant que Bénédictine, elle suit la règle de saint Benoît qui peut être résumé par la maxime « Ora et labora », c'est-à-dire \"Prie et travaille\". Le travail manuel ou intellectuel a une grande importance. L'oisiveté n'est pas très appréciée dans le groupe. Et puis, ne minimisons pas l'effort qu'elle doit fournir pour gérer les biens et les bâtiments de son monastère, la direction spirituelle, le traitement des problèmes du groupe. On pense qu'elle a dirigé jusqu'à 80 religieuses en fonction des époques.
Visions et Scivias
Quelques années plus tard, en 1141, un tournant va survenir dans sa carrière. Un évènement très particulier et très important, qu'elle va documenter dans la préface de son premier ouvrage majeur qu'elle intitule "Scivias", une contraction de "Sci vias Domini" qui signifie "connait les voies du Seigneur".
Elle a 42 ans, et elle décrit une lumière aveuglante qui lui traverse l'esprit. Elle sent son cœur et sa poitrine s'enflammer, et là, elle comprend ce qu'elle a lu dans les livres sacrés. Elle décrit cet épisode comme un accès soudain à la connaissance interne et profonde des textes religieux. Encore plus important pour comprendre la suite de son histoire, elle reçoit l'ordre divin d'écrire et de propager ce qu'elle a vu, ressenti et compris.
Mais elle va beaucoup hésiter. Elle se demande si elle est capable de porter cette énorme responsabilité. Elle explique aussi dans la préface de Scivias qu'à cause de ce que certains hommes lui ont dit, elle a refusé d'écrire pendant plusieurs années. Et puis, accablée par cette charge qu'elle ne veut pas exprimer et concrétiser, elle va tomber malade. Et elle va interpréter cet évènement comme le mécontentement de Dieu.
Finalement, c'est l'abbé du monastère, qui s'appelle Cunon, qui lui donne permission, bien qu'il soit un peu sceptique. Mais on l'encourage à écrire ses visions, qui deviennent la base de son ouvrage Scivias. Immédiatement, sa maladie disparait et elle gagne en force pour terminer l'ouvrage dans l'espace de 10 ans. 10 ans d'écriture. 10 ans de dévouement à la tâche. Au cours de cette décennie, Cunon, qui doute un peu, en informe l'archevêque de Mayence, Henri, qui doute un peu aussi mais qui en parlera au Pape Eugène III qui est de passage à Trêve pour une assemblée. Le pape prend donc connaissance de ce travail. Il envoie une commission à Disibodenberg pour se familiariser avec ce que cette femme très spéciale est en train de poser sur papier.
La commission est satisfaite, le travail semble authentique, ils rapportent une copie de Scivias au Pape qui va, accrochez-vous bien, le lire à ses archevêques et à ses cardinaux. À partir de cette époque, on donnera l'ordre formel à Hildegarde de transcrire et de propager tout ce qu'elle reçoit du Saint-Esprit. Le Pape lui envoie une lettre pour sceller cette demande. Impossible de faire plus officiel comme assignation.
Ce qu'elle décrit dans cette œuvre, donc au sujet de ses visions, est d'une grande richesse et précision. Il y a énormément de détails, de couleurs, de symboles, des visions très puissantes. On tourne autour des thèmes bien connus de la Création, l'Incarnation, la Rédemption, mais avec un style et une intensité qui est typique d'Hildegarde.
On pourrait se dire que 10 ans pour écrire Scivias, c'est long. Mais n'oublions pas que Hildegarde a un couvent à gérer et qu'elle ne peut consacrer qu'un temps limité chaque jour à écrire.
Émancipation à Rupertsberg
De plus, sa réputation (car elle commence à être très connue) attire un grand nombre de familles et de jeunes femmes. Il n'y a plus de place pour loger tout le monde. On prépare donc des plans pour construire d'autres bâtiments à Disibodenberg. Mais Hildegarde décide de s'émanciper et de déplacer le couvent sur le site de l'abbaye de Rupertsberg, sur une colline qui surplombe le Rhin, à Bingen, à 30 km de Disibodenberg.
Les moines résistent fortement à cette idée. Ils considèrent Hildegarde comme leur produit, leur possession. Elle devient de plus en plus célèbre, elle attire du monde ! Et puis les familles des jeunes filles qui rentrent dans le couvent font des dons au monastère, donc l'obtention de certains financements est liée à sa présence. Perdre tout ceci, ça crée un certain inconfort comme vous pouvez vous l'imaginer. Donc le projet est bloqué de toutes parts.
Face à cette opposition, Hildegarde se cloitre dans sa chambre et reste dans son lit, immobile et silencieuse, probablement très malade. Un jour l'abbé rentre dans sa chambre pour comprendre quel est ce mal qui l'afflige, il l'observe et en conclut qu'elle souffre d'une condition qui n'est pas d'ordre physique mais plutôt d'ordre divin : une punition.
En parallèle, Hildegarde avait demandé de l'aide à certains parents de nones pour acheter le fameux site sur la colline. Cet effort va aboutir. Donc tout est en place, et finalement le patriarcat va céder à Hildegarde. Elle a gain de cause face au système. C'est elle qui va superviser la construction d'un nouveau monastère sur les ruines de l'ancien. Elle posera la première pierre.
Vers 1150, elle a 52 ans, Hildegarde part avec 20 nonnes pour faire le trajet et s'installer dans le nouveau lieu. Le contraste en qualité de vie est frappant, entre le confort de Disibodenberg et l'aspect austère du nouveau bâtiment. L'acclimatation n'est pas facile, et les plaintes arrivent, provenant de toutes ces familles influentes qui se soucient du confort de leurs filles. Hildegarde va devoir aussi négocier l'allocation d'une partie des richesses de Disibodenberg pour pouvoir faire tourner le nouveau lieu, il faut bien quelques rentrées d'argent. Et tout ceci, je peux vous dire, n'a pas été simple dans le contexte de l'époque.
Dans les années qui suivent, le nouveau lieu sera considéré comme monastère modèle, pour la bonne ambiance qui y règne, pour la diversité des activités, avec des ateliers d'écriture, de tissage, de filage. Les nonnes témoignent une obéissance et une révérence totale à Hildegarde. Des personnages très influents viennent visiter le monastère, ce qui donne encore plus de poids à ce lieu : l'archevêque de Cologne, de Salzbourg, de Brême.
L'art du soin
Hildegarde va continuer à écrire dans cette période malgré toutes les responsabilités administratives qu'elle porte. Elle va se concentrer sur des ouvrages plus courts que Scivias. Elle va écrire des hymnes, donc c'est une musicienne autodidacte qui recevait l'inspiration et traduisait en musique. D'ailleurs, la partie musicale de son œuvre est probablement la plus connue aujourd'hui dans tous ses écrits. Elle nous laisse plus de 70 symphonies tout de même.
Elle produira aussi deux ouvrages majeurs qui se concentrent sur la santé et qui s'appellent "Physica" et "Causae et curae". Et il plane pas mal de doutes et de mystère sur ces ouvrages, quand ils ont été produits, ce qui a servi d'inspiration, on y reviendra. On a "De Physica" qui parle de l'histoire naturelle et "Causae et curae", les causes et les remèdes, qui parle des problématiques de santé de l'époque. On va en reparler dans la 2e partie de cette discussion car j'aimerais vous donner tous les détails vu que cela touche aux plantes et aux soins.
D'ailleurs, elle est impliquée dans la pratique du soin à l'intérieur du couvent, mais à l'extérieur aussi. Certains experts se questionnent sur le type de soin qu'elle offrait. Certains disent que d'après les écrits qu'il nous reste, elle pratiquait des soins purement religieux : poser les mains sur la personne en priant, faire le signe de la croix, utiliser de l'eau bénite, etc. D'autres pensent qu'elle était impliquée dans les soins médicaux à proprement dit. C'est ce qui lui aurait permis d'écrire les ouvrages dont nous parlerons en 2e partie en connaissance de cause.
Une chose est sûre, c'est qu'à cette époque, on enseignait le savoir médical dans les monastères, c'était une nécessité, car le peuple venait souvent demander une assistance médicale aux moines. Donc la pratique médicale, on connaissait bien, c'était un service rendu au peuple. Je vous avais aussi expliqué, dans un épisode précédent sur l'histoire des plantes, que les moines étaient des hommes de lettres et de savoir. Les monastères gardaient précieusement les livres sur l'utilisation des plantes médicinales depuis les écrits grecs et romains.
J'ouvre une petite parenthèse... Si vous voulez comprendre ce rôle important de soignant, et que vous ne connaissez pas le Frère Cadfael, un moine enquêteur et qui soigne, héro des livres d'Ellis Peters, je vous recommande soit la série télévisée (qui date un peu, donc ne cherchez pas les effets spéciaux), soit les livres. Moi j'ai adoré. Mais revenons à Hildegarde.
Hildegarde de Bingen : une grande influence
Sa santé semble très fragile par moments, elle décrit des périodes de longue maladie. Mais, malgré ces difficultés, elle travaille d'arrache-pied sur ses ouvrages et parcours le pays pour aller prêcher dans divers monastères. Parfois, elle prêche en public, sur les places des grandes villes comme à Trêves et à Cologne. Elle a 60 ou 65 ans et elle doit se déplacer par voie fluviale, à pied ou à cheval, sur de longues distances, donc c'est très fatigant et elle est malade. Un jour elle a fait un circuit qui parcourt plus de 400 km. Et au passage, elle délivre des messages qui ne sont pas toujours confortables. Elle reproche aux membres du clergé leur inertie, leur mollesse. Elle leur dit : "vous devriez être des colonnes de feu" plutôt que de "combler vos désirs et engraisser votre chair". A une autre époque, dans les siècles à venir, elle aurait probablement été condamnée pour manque de respect envers la hiérarchie.
Elle semble proche de certaines personnalités, comme l'empereur Frédéric Ier dit Barberousse. Et je peux vous dire qu'elle, petite femme chétive comme elle se décrit lorsqu'elle se présente, n'est pas farouche face à cet imposant personnage. Elle lui écrit des lettres avec des conseils de vie, des recommandations sur comment gérer son empire.
Ou encore l'archevêque de Mayence. Ou le comte de Flandre. Ou Bernard de Clairvaux, le fameux mystique, Saint-Bernard lui-même. Elle correspond avec les papes de l'époque. On l'écoute pour toute question religieuse. On la voit comme source de sagesse divine, quelqu'un qui a la connexion directe, au travers de ses visions.
Il semble que tous les puissants de l'époque se retrouvent dans les correspondances d'Hildegarde. C'est tout de même incroyable l'influence qu'elle a. Lorsqu'on regarde les lettres, parfois c'est assez cinglant, elle ne prend pas de gants pour parler à des gens largement au-dessus d'elle.
Commentaires divins
En 1163, elle a 65 ans et elle démarre sa troisième œuvre théologique, la plus ambitieuse, son "Liber divinorum operum" (donc livre du travail divin), un travail basé, là encore, sur ses visions. L'ouvrage sera complété en 1174 donc 11 ans plus tard et 5 ans avant sa mort. Encore un ouvrage titanesque. On va noter le fait qu'on ne parle pas de n'importe quel type d'œuvre ici. Déjà, si vous étiez un homme éduqué à l'époque, un homme d'Église qui étudie spécifiquement la théologie, vous pouviez peut-être écrire sur le sujet de l'histoire monastique, ou sur la vie des saints, donc des sujets relativement simples et sans controverse.
Mais rentrer dans l'explication de passages de la Bible, aller au cœur des enseignements religieux, ça c'était réservé aux pères de l'église, aux grandes figures. On parle de Saint-Augustin, de Saint-Jérôme. Cela nécessitait aussi d'être initié par un maître, on ne rentrait pas dans ce genre de sujets tout seul car on estimait qu'il y avait le sens caché des textes sacrés qui allait bien au-delà des mots, et qui était dissimulé au lecteur non-initié. Il fallait être guidé par un maitre qui avait été lui-même guidé par un maitre.
Et elle, elle vient casser ce moule. Elle n'a rien de tout ça. Elle s'immisce dans ce sujet, sans tous ces prérequis. Par contre, elle a deux éléments qui changent tout et qui lui donnent l'autorité incontestable aux yeux des autres. Tout d'abord, n'oublions pas que le pape lui-même lui a ordonné cette mission. Et deuxièmement, elle est guidée par ses visions. Les visions lui donnent la permission d'écrire, mais aussi le contenu, le savoir. Le tout provenant de l'autorité ultime en la matière. Finalement, son manque d'éducation devient un point fort, car au vu de la profondeur de ce qu'elle écrit, les érudits de l'église se disent que ça ne peut pas venir d'elle, ça ne peut venir que de Dieu.
On notera au passage que tous ses ouvrages ont été écrits en latin. Donc destinées à éduquer le monde ecclésiastique plutôt que le peuple directement. Bien qu'elle aille parfois prêcher sur les places publiques. Et aussi le fait qu'elle n'a pas voulu de scribe alors qu'on ne lui a jamais appris les langues, on ne lui a pas donné d'éducation formelle. Donc comment est-elle arrivée à apprendre le latin ? Probablement par ses propres moyens. Mais pour en arriver à un point où elle peut produire, par elle-même, de tels ouvrages - c'est remarquable ! Et c'est une trame qu'on va retrouver pour tout ce qu'elle accomplit. Des œuvres remarquables par une femme remarquable.
Hildegarde de Bingen : dernières années
En 1165, elle a 67 ans et décide de fonder un 2e couvent à Eibingen de l'autre côté du Rhin. Eh oui, car elle n'était pas assez occupée comme ça ! Donc 2e centre qu'elle doit gérer. Elle fait souvent l'aller-retour entre les deux couvents. Au passage, elle récupère de l'eau du Rhin, et la légende veut qu'elle ait soigné des aveugles avec cette eau.
A l'âge de 72 ans, elle entreprend un dernier voyage, une dernière tournée pour éduquer et prêcher. Elle est âgée, sa santé est très précaire, les voyages ne sont pas sans danger ni sans inconforts. Mais rien ne la dissuade, elle obéit aux ordres divins.
Elle passera ses dernières années très occupée. Il y sa maladie qui pèse de plus en plus lourd sur cette dernière période de sa vie. Elle décède le 17 septembre 1179 à l'âge de 81 ans à Rupertsberg. On dit qu'elle avait reçu une vision au sujet du jour exact de sa mort, vision qu'elle avait communiqué à ses proches. On a très peu d'information sur sa mort et sur ses dernières années, donc on va terminer cette biographie d'une manière un peu abrupte, j'ai bien peur.
Sainte femme exceptionnelle
Nous avons des documents qui montrent que la demande de canonisation a été faite par les nones de Rupertsberg, et envoyée au pape. A cette époque, le Vatican vient juste de mettre en place une procédure complexe pour ce genre de demandes. Une commission est organisée pour aller enquêter sur la vie d'Hildegarde de Bingen afin de vérifier si elle correspondait aux critères pour devenir une Sainte. Tout ceci est capturé dans un document qui date de 1233. Mais pour une raison qui nous échappe, la demande est refusée et elle ne sera jamais resoumise d'une manière formelle.
D'autres tentatives, moins formelles, vont suivre. Mais ce n'est qu'au 16e siècle qu'elle sera reconnue par Cesare Baronio, cardinal et bibliothécaire du Vatican, comme Sainte. Cette reconnaissance est formalisée par le pape Benoît XVI en 2012, comme quoi, il n'est jamais trop tard.
En tout cas, ce qu'on peut retenir, c'est que sa vie, ses activités, ce qu'elle a accompli est tout à fait remarquable. Arriver à faire tout ceci dans une vie, alors qu'elle était souvent malade, c'est assez extraordinaire. On notera aussi le fait qu'en tant que femme, devenir une figure publique qui prêche, qui exorcise, qui pilote la création et le financement de couvents, qui les gère par la suite, qui inspire des personnalités haut placées, qui laisse des écrits aussi fondamentaux pour l'époque, c'est juste exceptionnel.
Aujourd'hui, malheureusement, il ne reste plus rien du couvent de Rupertsberg, victime des invasions suédoises et françaises. Mais il nous reste le couvent d'Eibingen qui a été reconstruit plusieurs fois. C'est aujourd'hui L'abbaye Sainte-Hildegarde. On peut y voir la tombe d'Hildegarde et quelques mosaïques qui s'inspirent de ses visions. On peut visiter l'abbaye, je n'y suis jamais allé personnellement, peut-être un jour.
Ceci termine cette première partie de l'œuvre d'Hildegarde de Bingen. Je vous retrouve très vite pour la 2e partie, dans laquelle nous parlerons de ses œuvres sur les plantes et la santé. Une partie que vous trouverez, je l'espère, tout aussi intéressante !
Hildegarde de Bingen : références
Sabina Flanagan, Hildegard of Bingen : a visionary life, seconde édition. https://books.google.fr/books/about/Hildegard_of_Bingen_1098_1179.html?id=9AMOAAAAQAAJ&redir_esc=y
Audrey Fella, Hildegarde de Bingen. Corps et âme en Dieu. Points, 2015.
Sylvain Gouguenheim, La Sibylle du Rhin. Hildegarde de Bingen, abbesse et prophétesse rhénane, Publications de la Sorbonne, 1996
Les Causes et les Remèdes, trad. et prés. par Pierre Monat, Grenoble, Jérôme Millon, 1997 ; rééd. 2007
Régine Pernoud, Hildegarde de Bingen, conscience inspirée du XIIe siècle, Paris-Monaco, Éditions du Rocher, 1994 ; rééd. 1995.
Bain, J. (Ed.). (2021). The Cambridge Companion to Hildegard of Bingen (Cambridge Companions to Literature). Cambridge: Cambridge University Press. doi:10.1017/9781108573832
Moulinier, Laurence, 1999. Deux fragments inédits de Hildegarde de Bingen copiés par Gerhard von Hohenkirchen (†1448). Sudhoffs Archiv, Franz Steiner Verlag Wiesbaden. pp.224-238
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Cordelle dit
Merci, pour cette belle histoire. Et bravo, je vais lire la suite avec intérêt. Merci aussi pour tout ce que vous faites.
Ann dit
Toi ? pas un conteur ? faudra qu'on m'explique 🙂 . J'adore apprendre avec ce ton-là, ce style-là, cette façon d'expliquer de décrire, de raconter : merci Christophe !!!!! <3
Angeline dit
Bonjour Christophe, merci pour cette histoire passionnante!
Hervé Gouriou dit
Bonjour Christophe, de façon générale j'ai toujours été passionné de l'Histoire Médiévale, mais il est toujours intéressant de s'arrêter et creuser une période précise, sur les personnages, les lieux etc... qui ont vécu et par leurs actes, écrits des pages constructives durant cette période... Et là c'est vraiment ce que vous faites en revêtant votre habit d'ethnologiste-conteur, qui vous va si bien... Vous nous aviez déjà à plusieurs reprises, dans votre Blog, cité des références de Hidegarde de Bingen pour des utilisations de certaines plantes (épilode etc...) et il est très, très intéressant de connaitre le cursus de sa vie, comme vous le faites ici. Merci pour cette première partie et je vais attendre avec un intérêt particulier la 2e partie qui vous avez annoncé comme étant celle qui va traiter plus précisément de ses découvertes sur les plantes médicinales et les utilisations qu'elle en a fait !...A vous écouter une chose est certaine c'est qu'elle avait la Foi... Foi en Dieu !... mais très certainement et nous le verrons sans doute dans votre deuxième épisode : Foi en cette Nature et Foi dans les médicaments naturels et les soins qu'elle a pu en tirer... et une belle preuve en cette Foi a été sa longévité, rare à cette époque !
AGNES DURAND dit
Un grand merci pour avoir si bien dépeint cette femme inspirée. Les biscuits de la joie, sont un remontant à base de Galanga, une épice agréable, pleine de vertus, qui remplace bien le ginseng, prise dans un jus à l'extracteur, elle remonte bien l'énergie et le moral, il est facile d'en faire une cure aux changements de saison !
Marie Alix LEPEU dit
les épices utilisés pour les biscuits de la joie sont la cannelle, la muscade et la girofle. il n'y a pas de galanga pour ces biscuits . dit biscuits pour les nerfs. vous trouverez la recette dans les bouquins du Dr Wighard Strelhow, docteur en sciences naturelles et naturopathe allemand, élève du Dr Hertzka ( médecin , lui) qui a remis à jour les écrits d'Hildegarde de façon scientifique. accompagnés d'Helmut Posch, autrichien , puis de Patrick Posch, ils feront l'expérimentation clinique ( Wighard Strelhow montera sa clinique près du lac de Constance) de la médecine d'Hildegarde et de sa pharmacopée. les autres épices phares d'Hildegarde sont galanga et pyrèthre d'Afrique, mais je laisse le soin à Christophe de nous les détailler ☺️. un médecin belge qui a expérimenté le pyrèthre d'Afrique avec de grands résultats pour palu et VIH: de VanEcken.
Christiane dit
J'aime beaucoup Ste Hildegarde (j'ai quelques ouvrages sur ses principes de médecine) et j'adooore Brother Cadfael 😉 (J'ai même un rosier "Brother Cadfael"dans mon jardin qui me donne en ce moment même des roses magnifiques !) Merci Christophe de nous en avoir parlé ! on attend avec impatience la suite de la présentation d'Hildegarde, abbesse, médecin des corps et des âmes, musicienne, poète, une femme exceptionnelle !...(Petite correction: nonne s'écrit avec deux n 🙂
sabine dit
bonjour Christiane
voilà c'est corrigé 🙂
Michel Bresson dit
Merci Christophe pour ces recherches sur Sainte Hildegarde. J'ai eu en cadeau le livre " Ma bible Hildegarde de Bingen" aux éditions Leduc . Après un résumé de la vie et des œuvres d'Hildegarde, il y a un abécédaire sur les plantes et en quoi elle les recommandait et des recettes de cuisine ou de remèdes. Voilà; pour partager.
sabine dit
bonjour Michel
merci pour le partage 🙂
Lorraine dit
Merci Christophe pour l'histoire c'est captivant
Sagiterra dit
Merci pour cette belle réponse à nos souhaits !
J'ai mis un lien là : http://www.guerriersma.com/forum/viewtopic.php?f=19&t=13787
Le forum a besoin d'un coup de fraîcheur après ces années calamiteuses : j'espère qu'Hildegarde va le ressuciter 😉
ELGART dit
Bonjour Christophe,
Mille mercis de vos merveilleux récits concernant Sainte Hildegarde DE BINGEN, magnifique de courage et de sagesse quant à ses enseignements, de ces temps anciens.
Vos valeurs et don de l'écriture vous honorent, car, vous exprimez, joliment et justement, ce qui ramène à l'essentiel.
C'est toujours un grand plaisir de vous écouter tant vos talents de conteur d'histoire sont bien réels.
Belle continuation et merci, encore, de nous apporter de la joie.
A ce titre, Hildegarde DE BINGEN a crée le "gâteau de la joie" dont la recette figure dans l'un de ses livres.
Bien cordialement,
Anne
Daniel dit
Bonjour Christophe
C'était passionnant !
Je ne connaissais que de nom ce personnage incroyable. Une femme hors du commun.
Merci
Vivement la 2e partie.