Le Tabac est une plante assez fascinante, longtemps révérée par les peuples d'Amérique centrale, aujourd'hui démonisée pour de nombreuses raisons. Pour rendre justice à cet être complexe, j'ai demandé à Simon Thel de nous peindre un triptyque. J'espère que vous découvrirez les différentes facettes de cette plante avec autant d'intérêt que moi.
Vous connaissez le concept du Pharmakon ?
Ce mot d’origine grecque désigne à la fois le remède, le poison ET le bouc émissaire. Un mot, trois cibles. C’est aussi ce mot là qui est à l’origine de notre mot « pharmacie » et de tout ce qui en découle, comme, par exemple, « pharmacologie ».
Si je vous parle de Pharmakon, c’est parce que je m’apprête à vous parler de LA plante qui symbolise le mieux ce concept1 :
Cadeau précieux que l’on offre cérémonieusement aux dieux, il fait aussi partie des cadeaux de bienvenu des peuples « indiens » pour les colons. Il a une place de choix dans les pharmacopées indigène. Après des siècles de franc succès, il se meut en fléau et est aujourd’hui à l’origine de nombreuses morts et provoque la maladie. Son constituent le plus connu et le plus célèbre est aujourd’hui largement considéré comme psychoactif, mortel et addictif. C’est donc tout naturellement que notre invité mystère se voit dégradé de son statut de « panacée » à celui de « tabou ». Tout autant « herbe de la reine » que « herbe du diable », je veux bien sûr parler, messieurs dames, du … TABAC !
Et oui, le vénéneux, le toxique, le terrible Tabac. Alors, vous voyez que c’est une parfaite illustration du Pharmakon ? Remède, poison, bouc émissaire ! Eh oui, méchant Tabac ! Et si on explorait un peu tout ça et qu’on arrêtait de le mettre au rebut ?
Avant d’aller plus loin, un peu de botanique :
Nous parlerons essentiellement du Tabac sous sa forme « brute » (ou transformé le moins possible pour un usage médicinal et sacré), en traitant des espèces « Nicotiana rustica » et « Nicotiana tabacum » et non des cigarettes industrielles ou autres produits dérivés « profanes » qui, bien que contenant souvent du « nicotiana Tabacum » emploie des cultivars et sous-variétés hybridés et transformés pour servir l’industrie : gout agréable, fort rendement, faible teneur en nicotine (ni trop ni pas assez…juste ce qu’il faut pour y être addict !). Sans parler, bien entendu des nombreux produits chimiques incorporés lors de la culture, du séchage et de la préparation des dites cigarettes industrielles en faisant un produit aux antipodes de l’initiale archétype du « tabac médicinal » ou encore « sacré » : une « substance » révérée et crainte qu’on utilise avec précaution et respect.
Le genre « nicotiana » compte quelque 64 espèces et s’inscrit dans la grande famille des Solanacées, qui compte de nombreuses plantes toxiques (Brugmansias, datura, belladone, jusquiame…) mais aussi comestibles (tomates et pomme de terre !) et médicinales (ashwagandha !).
Il croît essentiellement en Amérique du Sud, en Australie et en Amérique du Nord. En France, il est exclusivement cultivé (à l’exception du tabac glauque qui s’est naturalisé en Corse et en Provence2).
Le « grand tabac » (Nicotiana tabacum) est une plante annuelle pubescente (il fait de petits poils). Il a de jolies fleurs rosées, à corolle allongée, de larges feuilles sessiles, alternes, amples, oblongues-lancéolées et se terminant en pointe (acuminé). La base des feuilles supérieures embrasse la tige qui peut se dresser de 1 à 2m de hauteur selon les conditions climatiques et le terrain sur lequel il pousse. Sa teneur en nicotine est inférieure à celle de nicotiana Rustica et représente environ 1,5% de la totalité des principes actifs de la plante.
Le petit tabac (Nicotiana rustica) lui mesure de 30cm à 1m, à des feuilles plus larges que celle de Tabacum, pétiolées, ovales-obtuses et surtout de jolies petites fleurs jaune-verdâtre. Il peut contenir jusqu’à 10 fois plus de nicotine que Nicotiana tabacum (soit environ 15% de nicotine !).
Tabac : le bouc émissaire :
Et si on se proposait de ne plus réagir en enfant et qu’on déconstruisait notre mécanisme grégaire visant à remettre la faute à l’extérieur ? Pratique et vital pour notre inconscient collectif, il est sain de s’affranchir de ce biais cognitif lorsque l’on veut percer les apparences et se plonger dans la compréhension profonde des choses.
Si le tabac provoque nombre de maladie et de problèmes de santé, il ne saute que rarement dans vos petits doigts pour être fumé contre votre gré. On exclura évidemment le tabagisme passif qui, de toute façon, ne devrait pas incriminer le tabac, mais autrui : si le tabac rentre dans vos poumons contre votre gré en cette occasion, c’est bien parce que quelqu’un a trouvé bon de se rouler une petite clope à côté de vous, sans égards !
Facile de remettre la faute, qui nous incombe en tant qu’individu ou société, sur une plante qui ne peut se défendre, ni ne peut hausser la voix pour faire valoir sa cause ! (à moins que ?)
Voilà qui est dit pour son rôle de bouc émissaire au sens le plus commun du terme. Maintenant, si on s’attardait sur le sens premier de cette expression ? Car le bouc émissaire, avant d’être celui qui revêt la faute et qui est conspué, c’est avant tout le bouc que l’on offre pour purifier quelqu’un ou toute la communauté de ses fautes. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la Torah.
Et devinez quoi ? Si les rites ne sont pas exactement les mêmes, il se trouve que le Tabac est utilisé dans les peuples premiers d’Amazonie, d’Australie et d’Amérique du Nord pour demander la purification, la bénédiction, pour remercier, pour honorer, pour prier. En résumé, pour plus ou moins tout ce qui est sacré.
On s’en sert aussi lors des cérémonies, dans la vie de tous les jours, lorsque quelqu’un est malade, qu’un évènement accidentel le requiert (blessure, morsure de serpent, cauchemar récurrent, dépression, mauvais œil, malheurs en tout genre dont je ne saurais faire la liste exhaustive…) pour soigner en le soufflant sur les personnes nécessiteuses.
Bon, pas seulement ! On le souffle certes, mais on en fait aussi des bains, des cataplasmes, des pâtes au goût presque agréable, des breuvages au gout infâme de cendrier, des poudres à priser, des chiques, des gouttes pour les yeux et des pendentifs… Là encore, la liste est certainement non exhaustive. Mais c’est dire s’il a une place de choix dans la vie rituelle, quotidienne et dans la pharmacopée amazonienne !
Le remède :
Alors, certes, notre court usage du tabac (quelque chose comme 500 ans) et nos microscopes nous ont formellement montré que « le tabac, c’est tabou » et que la nicotine c’est le mal.
Mais, dans ce cas, comment se fait-il que les peuples premiers, forts de plus de 500 ans d’usage (je n’ai pas compté !), s’en servent autant, sous autant de formes différentes et à des dosages qui dépassent parfois l’entendement ?
C’est tout bête… il est utile.
Et oui, il a des vertus. Sans rentrer tout de suite dans le détail scientifique et pharmacologique fort intéressant, faisons une petite revue de ses indications traditionnelles à travers quelques témoignages ethnobotaniques et anthropologiques (vous trouverez les ouvrages sur lesquels je m’appuie en bas d’article).
Outre ses usages et vertus ésotériques (que je n’ai qu’à peine effleuré), il faut savoir que le tabac est utilisé pour de nombreuses affections : son action antalgique, légèrement sédative, mais surtout antiseptique le rend utile lorsque des plaies, des coupures ou des rages de dents se déclarent. On le mastique, appose la pâte sur la zone à traiter et on prie (ce n’est pas une blague, la prière est centrale dans les protocoles de soins amazoniens).
Je vois venir les plus cartésiens d’entre vous « EFFET PLACEBO ». Non, non. J’ai essayé : quelques petites plaies de-ci de-là au détour des chemins, des ampoules à force de marcher avec des chaussures humides. Un peu de tabac chiqué, de pâte d’ambil (ou encore d’empirie – deux noms qui désignent une réduction de plants de tabacs en pâte) directement sur les plaies non grave et … Vouala (en anglais dans le texte).
Mais « témoignage n’a pas valeur de preuve » : une étude3 indique une action inhibitrice sur les récepteurs de la douleur (les nocicepteurs, comme on dit dans l’jargon) chez les rongeurs. Autre indication de son action antidouleur, en paraphrasant : « L’inhalation de la fumée des cigarettes de tabac réduit la sensation de douleur, dans certains tests à la douleur »4 (pas tous, donc !)
On note aussi une action anti-inflammatoire5, là aussi intéressante puisque l’inflammation est l’un des mécanismes d’élimination du corps qui peut aussi renforcer la douleur ou en tout cas, va de pair avec la douleur (arthrites, douleurs articulaires diverses et variées, maladie inflammatoires auto-immune type polyarthrites…). Attention, pas d’extrapolation hasardeuse ! Si l’action sur la douleur et l’inflammation sont aujourd’hui documentées par des études sur la nicotine isolée, cela ne veut pas forcément dire qu’il faille se jeter sur le tabac sous n’importe quelle forme dans le cadre des pathologies que je viens de citer ! Je glisse encore un rappel et le ferais tout au long de l’article : le tabac a aussi sa part d’ombre et sa toxicité ! D’ailleurs l’étude qui fait cas de son action anti-inflammatoire parle de son action pro-inflammatoire. Et oui, même dans le monde des plantes, rien n'est tout blanc, rien n’est tout noir ! (tout est vert !)
En parlant d’application en externe, il faut savoir que le tabac est aussi employé pour combattre les infections fongiques, certains problèmes de peau et les parasites (pour rentrer dans le détail, on utilise par exemple les feuilles en cataplasme pour se débarrasser des larves de « dermatobia hominis » qui élisent domicile… dans la peau). Outre une action sur les prurits, liée à sa capacité sédative, on lui reconnait une efficacité pour traiter la galle ou les poux. La nicotine étant particulièrement bon insecticide (elle a inspiré les créateurs des néonicotinoïdes), les applications de tabac en bain, cataplasme ou lotion dans ce genre de cas s’avèrent efficaces. Gare toutefois à un usage trop prolongé ou trop concentré : la nicotine traverse la peau en petite quantité, lors des cataplasmes, et peut provoquer des sensations de flottement ou d’état très légèrement second. Je reviendrai d’ailleurs sur son assimilation percutanée qui est en réalité plus toxique que par voie orale ou par inhalation !
Pour continuer, et c’est de loin l’action qui me fascine le plus, le tabac à une action favorable sur la sphère cognitive. Eh oui, le cocktail qui se libère par l’action directe de la nicotine favorise tout un tas de mécanismes : le glutamate renforce les connexions entre les neurones, l’acétylcholine (ACTH) permet de se sentir alerte et revigoré, les endorphines favorisent la détente et réduisent les angoisses, la noradrénaline favorise la vigilance et l’apprentissage et enfin la dopamine, qui est une constituante principale du mécanisme de « récompense », explique en partie le caractère addictif de la nicotine.6
L’action antalgique des endorphines pourrait tout à fait expliquer son rôle curatif dans les maintenant renommées migraines de la reine Catherine de Médicis (et c’est de là que vient le nom vernaculaire « herbe de la reine »).
Cependant, dans mon expérience, s’il peut y avoir un impact positif sur certains « maux de tête », ce n’est malheureusement pas une panacée : toujours fidèle à son caractère paradoxal, il se trouve que le tabac peut déclencher ou aggraver les crises dans certains cas et notamment chez les migraineux « hépatiques ». Comme avec beaucoup de plantes toxiques et puissantes : la ligne est mince entre le poison et le remède !
Le Pr Paul Victor Fournier parle aussi d’une amélioration des crises d’asthme7. Le mécanisme derrière ce résultat sur les crises est assez complexe (trop pour que j’en saisisse tous les tenants et aboutissants) et même paradoxal puisque, en résumé, le tabac à la capacité de stimuler le système parasympathique ET sympathique et qu’il est parfois difficile de prédire son action. À l’inverse du datura, employé traditionnellement (par le passé, ne le faites pas aujourd’hui !) sous forme de cigarette pour son action anticholinergique (inhibe de façon compétitive la fixation de l’acétylcholine sur ses récepteurs, réduisant donc son effet, qui joue un rôle dans l’action broncho constrictrice à l’origine des symptômes de l’asthme) le tabac, lui, est cholinergique et donc agoniste de l’acétylcholine. Pour ceux qui auront réussi à suivre, vous aurez compris mon désarroi. Et pour ceux qui n’auront pas réussi à suivre, vous aurez aussi compris mon désarroi (j’en suis à ma dixième cigarette pour stimuler ma cognition… c’est une blague, évidemment !)
L’action sur l’asthme est donc hasardeuse et, si la nicotine semble avoir de potentielles applications intéressantes, le tabac, lui, me parait bien trop difficile à manier pour s’assurer de résultats bénéfiques réguliers. D’autant que d’inhaler la fumée de quelques plantes que ce soit, reste nocive pour les poumons du fait de sa température.
La liste pourrait être plus longue des potentielles vertus du tabac, mais, bien que largement étudié, le dissensus fait rage dans la communauté scientifique. Délaissons un peu l’approche scientifique pour revenir brièvement à ses vertus « rituels », en guise de transition.
Utilisations traditionnelles du tabac
Traditionnellement, on utilise le tabac pour nourrir le « mariri », terme que l’on pourrait comparer au « qi » ou « à l’énergie vitale » (un parallèle avec son action « revigorante » cité plus haut ?). Cela peut aussi, dans certaines traditions, désigner une « matérialisation » de cette énergie vitale sous la forme d’un flegme gluant (d’une glaire, quoi) qui sert au chamane à extraire les « virotés » (ou « fléchette » invisible, que les sorciers utiliseraient pour nuire à leurs cibles) ou encore à transmettre un enseignement à leurs apprentis qui, pour se faire doivent… l’ingurgiter. Miam.
Le tabac aiguise les perceptions extrasensorielles, donne de la puissance et enseigne le relationnel avec le monde invisible et les esprits des plantes. Il est aussi l’amplificateur et le véhicule des prières, des intentions et de l’action des « ikaros ».
Les ikaros sont des chants cérémoniels qui permettent au chamane tout un tas de choses : structurer l’espace énergétique de la cérémonie, demander la guérison, « commander » à l’esprit des plantes (si tant est qu’on puisse « commander les plantes ! ») et travailler sur la structure énergétique de son patient. Le tabac protège le guérisseur, lui permet de nourrir ses « esprits alliés » et d’éloigner les mauvais esprits…
Bref, le tabac est l’un des outils principaux du chamanisme amazonien en général. Cependant, s’il est plus ou moins présent de partout, la tradition, la manière de l’employer, de le représenter et la cosmogonie qui l’entoure peuvent vraiment être très différentes : hors de question pour les shuars de le bruler et de l’employer sous forme de cigarette ! Le tabac se macère dans de l’eau froide et c’est en l’inhalant ou en le « crachant » sur la personne dans le besoin qu’on y recourt !
C’est aussi l’une des plantes qui enseigne l’art de rêver. Le système de « magie » amazonien repose sur l’idée que le monde du rêve est celui dans lequel on peut agir sur l’âme ou l’esprit. On désigne par monde du rêve, les rêves, évidemment, mais aussi les états de conscience modifiés que peuvent provoquer certaines plantes. Autre point important, c’est dans ce même plan que les plantes délivrent (tout ou partie de) leurs enseignements. À mon sens, ce « monde du rêve » est aussi l’inconscient et même lors de l’état de veille, il est accessible. C’est d’ailleurs selon moi ce qui expliquerait que le tabac « révèle ce qui ne se voit pas » aux tabaqueros qui s’en servent pour diagnostiquer.
S’il a une place centrale dans la pratique de la médecine traditionnelle amazonienne, il est aussi, là encore, fidèle à son image duelle, puisqu’il enseigne aussi la malice et est utilisé en sorcellerie8. Après tout, les plantes de pouvoir transmettent et révèlent les pouvoirs et seul l’élève choisit l’usage qu’il fera du pouvoir.
Le poison
Sorcellerie ? Sorcellerie ! Comme il y va…
Je vous sens rétif à l’idée d’évoquer ces sulfureuses pratiques et je vous comprends ! De toute façon, je ne sais rien des usages en sorcellerie du tabac (et ça me va !) Parlons donc plutôt des nuisances que provoque le tabac, mais aussi de son impact toxique.
Sous la forme de cigarette
Est-il nécessaire de vous rappeler que le tabac est, depuis quelques décennies, considérées comme l’un des grands ennemis de la santé ? Comme beaucoup de plantes pour lesquels les attentes étaient haut placées, il se retrouve rapidement déchu de son piédestal pour rejoindre le banc des réprouvées. (Comble, du comble, on lui jette sa cousine au visage : solanum lycopersicum L., alias la tomate)
Il est de notoriété publique que le tabac « donne le cancer », et particulièrement celui du fumeur (évidemment) ! nombres d’études sur le sujet abondent et mettent en évidence la corrélation entre consommation de tabac et cancer. Reste que, comme le dit Jeremy Narby assez justement dans son livre, aucune ou peu d’étude ont été mené sur les tradipraticiens usants du tabac de manière répétée et à doses conséquentes.
Comme toujours, il faut aussi considérer la nature plurifactorielle des causes d’un cancer : hygiène de vie, pollution ambiante, antécédents médicaux, prédispositions héréditaires et j’en passe…
Il ne faut pas non plus oublier que le tabac de consommation, dont font usage une très grande majorité des fumeurs récréatifs actuels, est un tabac largement traité et soumis à de nombreuses substances, souvent gardées secrètes par les industriels du milieu.
Pour autant, ma conclusion à cet endroit, bien que je sois un fervent défenseur de la plante « tabac » et non de son usage récréatif ou de ses produits dérivés, est la suivante : en l’état actuelle des choses il faut lui reconnaitre ce mauvais potentiel. Le tabac est cancérigène (jusqu’à preuve du contraire… et m’est avis que c’est pas c’qu’on va prouver.)
Il va de soi, aussi, que les goudrons naturellement dégagés par la combustion, lorsqu’inhalés, encrassent les poumons et peuvent, de pair avec la température élevée de la fumée, provoquer et favoriser l’apparition et le développement d’emphysèmes.
Son caractère addictif, lui aussi, n’est pas à mettre en doute, puisqu’il est clairement établi que la nicotine, déclenchant la sécrétion de dopamine, crée une accoutumance en stimulant le mécanisme de récompense. Quelle tâche ardue de se défaire de ce bon vieux « grand père » quand on y a pris goût !
D’autres études encore pointent du doigt son impact sur le système cardiovasculaire : les consommateurs de tabac sont plus susceptibles de faire des AVC et autres embolies pulmonaires, sans parler des dégâts apparents sur la vascularisation.
Sous la forme de tisanes ou de préparation à ingérer :
En ce qui concerne la nicotine, la littérature s’accorde à dire que la dose létale pour un adulte tourne autour de 60 mg de nicotine pure (on trouve parfois mentions de doses moindres allant de 30 à 60 mg). Il est aussi parfois question d’une à deux gouttes de nicotine pure en contact avec les lèvres. Si ces informations impressionnantes sont à considérer, elles sont néanmoins contestées9. Toujours est-il qu’au vu des grammages minimes potentiellement toxiques et mortelles de nicotine dont il est question, l’usage de la matière végétale reste périlleux.
À titre d’exemple (et avec des calculs que je livre à la vigilance des experts), si l’on utilise 10 g de Nicotiana tabacum sec qui peut contenir jusqu’à 1,5 % de nicotine, on dispose donc de 0,15 g de nicotine (soit 150 mg au lieu des 60 mg considérés comme létaux). Lors de mes séjours en Amazonie, il m’est arrivé de pratiquer la purge avec des préparations qui pouvaient contenir jusqu’à 40 g de matière pour 1 L
Nous ne buvions « que » 25cl de la préparation, mais cela représente tout de même une dose massive de tabac. le calcul de la quantité de nicotine dans le tabac qui m’amène à la fourchette indiquée au-dessus est schématique : en réalité il faut prendre en compte que le taux de nicotine varie d’un spécimen de nicotiana à l’autre en fonction de nombreux facteurs. De plus, la quantité de nicotine présente dans le tabac ne sera pas totalement extraite dans la préparation et la quantité présente dans la préparation ne sera pas totalement assimilée par la personne l’ingurgitant puisque le tabac sera relativement rapidement régurgité (il arrive qu’il ne le soit pas). À la lumière de ces points, il est donc plutôt évident qu’en réalité, en buvant 25 cl de préparation, voire 50 cl parfois, il est rare que le seuil de 60 mg dans l’organisme soit atteint. Et lorsqu’il l’est, une intoxication grave, pas toujours fatale, est clairement observée.
Des nausées, des vomissements, des suées intenses, des sensations de faiblesses, des vertiges, de la tachycardie et, plus rarement, une perte de conscience, voire dans les pires cas… la mort par arrêt cardiaque.
Pourquoi, alors, est-il employé en décoction dans les pratiques de médecines amazonienne ? Pour la purge puissante et efficace qu’il provoque et pour les sensations de « clarification des pensées » ou encore de son aspect vigorifiant (après avoir récupéré de l’expérience de la purge, s’entend), en plus de ses vertus sacrées citées dans la première partie de l’article.
En application à travers la peau
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’administration par voie orale (per os comme disent nos amis pharmaciens) est moins périlleuse que l’administration percutanée.
l’assimilation de la nicotine en percutanée est bien supérieure à l’assimilation par ingurgitation ou inhalation. D’une part, la combustion détruit une grande quantité de principes actifs et donc de nicotine (mais provoque des réactions chimiques qui produisent d’autres composés que ceux initialement présents dans le tabac). D’autre part, la nicotine percutanée se retrouve en grande quantité directement dans le sang, sans passer par la poche gastrique (et échappant donc au réflexe vomitif). S’il faut des quantités relativement « importantes » d’infusées pour nuire à un adulte en application cutanée (bains, compresses, douches …), des cas de décès d’enfants ont été rapportés.
Ou encore plus direct… en lavement
Autre méthode d’administration particulièrement périlleuse : les lavements. Là encore, la nicotine se retrouve en concentration extrêmement importante dans le sang et n’est pas filtrée par le foie. Cette fois, il est plus facile de causer la mort chez l’adulte.
Quelque soit la méthode d’administration, le tabac reste une plante toxique ! (généralité)
les risques sont majeurs puisqu’une personne fragile ayant des faiblesses aux systèmes cardiaque, digestive ou rénale peut vraisemblablement mourir de l’administration du tabac. Les cas de décès par arrêt cardiaque sont les plus fréquents, mais l’impact du tabac sur le foie, lors des ingestions chroniques n’est pas à négliger non plus : si l’organisme est déjà affaiblis cela peut devenir problématique et mener à des complications. Il va de soit qu’une personne en insuffisance rénale n’est pas non plus la bonne candidate pour l’administration d’une dose de purge ou pour un usage « chronique » du tabac.
Il est aussi, selon les dire de Jeremy Narby dans une interview qu’il donnait à Loïc Plisson, dangereux pour une personne « naïve » au tabac (c’est-à-dire n’en ayant jamais consommé) de s’y exposer à forte dose pour sa première prise.
C’est, toujours selon J. Narby, l’une des explications plausibles des cas de décès enregistré en Amazonie lors de la prise d’ayahuasca qui peut, parfois, contenir du tabac. (J’incrimine plus volontiers d’autres plantes aux alcaloïdes toxiques, à savoir les Brugmansias, autrement appelé toé, proche de nos daturas.)
Enfin, j’ai pu constater des cas de sensibilité « idiopathique » (sans raisons apparentes) exacerbés au tabac qui demande donc plus de vigilance : des personnes qui ont déjà des nausées, la vue trouble, la tête qui tourne en fumant des cigarettes du commerce, peuvent se retrouver à vivre un très sale quart d’heure s’ils sont confrontés à des préparations traditionnelles à base de tabac. Dans la lecture que peuvent en avoir certains guérisseurs, selon le cas et l’appréciation subjective des dits guérisseurs, cette sensibilité peut être révélatrice d’un lien particulier au tabac, d’une connivence inconsciente avec le tabac ou à l’inverse, de la présence d’un parasitage énergétique (d’un mauvais sort) ou d’une interférence entre deux « pratiques magiques » (vous êtes adeptes des chants diaphoniques et des transes par le tambour à la façon des peuples Sibériens ? Oui, ça peut secouer de mélanger ça à des potions de tabac !)
Le tabac, LE patron :
On pourrait encore en écrire beaucoup, rentrer dans le détail de son mode de préparation, de la vision spécifique qu’en a telle ou telle tribu, de sa place magistrale dans les pharmacopées et les rites des peuples premiers à travers le monde.
Le tabac, c’est un peu le Elvis Presley des plantes (ou le Dave Grohl du monde végétal, selon votre obédience musicale et l’instrument pour lequel vous avez des affinités) !
C’est LE Maestro, celui qui est au centre de tout : lien entre les hommes et l’invisible, entre les hommes et les plantes, porteur de prière, protecteur, enseignant… Une chose est sûre lorsque l’on s’intéresse à ses représentations sacrées, il est loin d’être ce produit diabolique que nous connaissons en Europe !
Oui, c’est vrai, il est dangereux, il a ses côtés sombres et il est certain qu’il n’est pas facile ni agréable d’usage. Mais finalement, comment se fait-il que, chez nous, après être arrivé sous les acclamations, il ait pris cette place de paria et soit aujourd’hui tabou ? Comment se fait-il qu’il soit encore utilisé et largement plébiscité et respecté par les tradipraticiens de tout horizon ? N’est-il pas envisageable que nous soyons en grande part responsables, en tant que société, de sa déchéance et de son impact sur nos populations ?
1 Après écriture de ce paragraphe, j’ai farfouillé dans le livre « deux plantes enseignantes » de Jeremy Narby, qui fait partie de la bibliographie de cet article. Sieur Narby développe à quelques points prêts le même chemin de pensée concernant le Pharmakon et notre plante mystère. Comme quoi 😀 !
2 Fournier, P. & Boisvert, C. (2010). Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France (OMNIBUS). (P.922)
3 Aceto MD, Bagley RS, Dewey WL, Fu TC, Martin BR. The spinal cord as a major site for the antinociceptive action of nicotine in the rat. Neuropharmacology 1986;25:1031–6
4 Jamner LD, Girdler SS, Shapiro D, Jarvik ME. Pain inhibition, nicotine, and gender. Exp Clin sychopharmacol 1998;6:96–106
5 Zhang W, Lin H, Zou M, Yuan Q, Huang Z, Pan X, Zhang W. Nicotine in Inflammatory Diseases: Anti-inflammatory and Pro-Inflammatory Effects. Front Immunol. 2022 Feb 18;13:826889. doi: 10.3389/fimmu.2022.826889. PMID: 35251010; PMCID: PMC8895249.
6 Narby, J. & Pizuri, R. C. (2021). Plant Teachers : Ayahuasca, Tobacco, and the Pursuit of Knowledge . New World (p.28)
7 Fournier, P. & Boisvert, C. (2010). Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France
(OMNIBUS). (p.924)
8 Narby, J. & Pizuri, R. C. (2021). Plant Teachers : Ayahuasca, Tobacco, and the Pursuit of Knowledge . New World (p.17)
9 https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3880486/
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Geoffrey dit
Quelle joie de voir les médecines amazoniennes se partager ! Il y a tant à dire sur le tabac qui est une plante incroyable sur le plan médicinal. C'est une plante sacrée très respectée en Amazonie. J'ai mis du temps à comprendre son usage et à quel point elle est un pilier des médecines de la jungle. Elle m'apporte beaucoup d'apprentissage et de force. L'usage en Ambil ou Ampiri est de loin le plus intéressant. Cependant, il faut faire attention au dosage, car la nicotine peut être vraiment dangereuse, surtout avec le Rustica qui est beaucoup plus concentré en nicotine.
Simon thel dit
J'ai hâte de préparer mon premier ambil ! C'est vraiment une très belle forme d'utilisation du tabac effectivement 🙂
Geoffrey dit
Salut Simon, si tu as besoin de conseils pour la préparation, n'hesite pas à me contacter, c'est avec plaisir. tonkiri@protonmail.com
Daniel dit
Bonjour.
J'aimerais savoir, quand Simon parle d'infusion de feuilles, si elles sont fraîches ou bien séchées.
L'article était passionnant et instructif, je l'ai lu d'une traite !
Je remercie Simon Thel, Christophe. Et Sabine qui répond dès qu'elle le peut ☺️.
sabine dit
bonjour Daniel
je pense que c'est sèche mais je demande confirmation à Christophe
Simon THEL dit
Bonjour Daniel,
Oui, effectivement la plupart du temps les infusés et décoctés à base de tabac se font avec du tabac sec et même, bien souvent, qui a par la suite été fermenté pour finir de conditionner en "masso" (carotte de tabac).
Le tabac frais est plus désagréable en goût, peu être irritant et contient bien plus de nicotine, qui est légèrement détériorée par le séchage et la fermentation. J'ai ouï dire que certains jus de tabac étaient faits avec du tabac vert, mais je n'en ai jamais vu l'usage ou la préparation. Je n'ai personnellement fait l'usage que d'une seule forme de préparation à base de tabac frais: la pâte de tabac (l'ambile ou ampiri) qui est obtenu par réduction des pieds de tabac frais et entiers.
Daniel dit
Merci Simon pour cette réponse très instructive.
Je me suis à tes infolettres.
Et merci encore à Christophe et Sabine.
Daniel
pascal27 dit
Bonjour
Il semblerai, que c'est plus facile quand Christophe commente. Là il faut faire l'effort de lire... Mais la lecture me permet de mémoriser...
En attendant bravo pour ce triptyque bien amené sur le tabac ; je partage beaucoup de propos tout en restant prudent sur les excès quels qu'ils soient. Je n'ai pas de griefs sur les dires du tabac ; je suis un ancien fumeur qui a arrêté car le tabac imprégnait mes habits, me donnait un haleine de phoque, empestait la voiture, imposait une ambiance malsaine pour les autres non-fumeurs (prise de conscience en lieux publics et dans nos maisons), et pour finir me gênait pour monter les escaliers (enfin je le pensais; collègues, pub, médecins aidant à y croire). A cela le prix de cette forme de luxe est pour beaucoup devenu décisionnel ! Et je considère que quand la pratique d’un plaisir pose problèmes ; il faut s’adapter…
Néanmoins j'aime encore et toujours bien l'odeur de la cigarette même si je fuis les cendriers, travailler avec un fumeur raisonnable ne me dérange pas si on est en lieu aéré bien sûr... Il me faudrait peu pour que je recommence mais ... pour le moment je m'en passe. Le fait de savoir que la cigarette n'est pas que du tabac mais un amas de "Salo..." me tiens à l'écart ! La prise de conscience générale des déchets liés au tabac dans l'environnement est aussi une très bonne chose comme tout ce qui se consomme et ensuite jetable... Pour autant, il ne faudrait pas qu'on me propose un bon Havane roulé dans de vraies feuilles de tabac !
https://fr.sott.net/article/2592-Le-tabac-une-plante-medicinale-anti-cancer A mon étonnement ; ce lien est encore accessible sur la grande toile. Tout n'est pas parole d'évangile mais ... on retrouve des similitudes dans des propos qui peuvent s'adapter à d'autres sujets dont les réalités médiatiques masquent bien des propos de santé au travers des pollutions et "progrès" de notre société...
Caroline dit
Merci pour cet article très intéressant ! Oui, dans les plantes comme dans la vie, rien n'est blanc ni noir, c'est vert... ou gris.
Le problème du tabou du tabac en occident est, à mon avis, plus sociétal : c'est justement car il a été pris comme une plante récréative, sans tenir compte de sa toxicité et ses contre-indications. Comme beaucoup de plantes ayant un effet sédatif, excitant ou favorisant la sécrétion de dopamine et d'endorphine. Et aussi du fait d'une vue souvent binaire sur les choses : c'est bon ou c'est mauvais (petite digression : binaire et non manichéenne, car selon certains les manichéens voyaient 3 'voies' : l'excès, le défaut et l'équilibre... mais comme beaucoup de choses, cela a été détourné au fil des ans...).
Bref, c'est très agréable de lire un article sur cette plante qui prend tous ses aspects en compte, sans la diaboliser, ni la diviniser. Comme vous le dites à propos des sorciers : le pouvoir est donné par la plante, c'est l'humain qui choisit comment s'en servir ! Et une plante aussi puissante demande à être utilisée avec précaution et en connaissance de cause.
Petuya dit
Excellent et rare article sur le tabac originel. Et toujours la dose d’humour ad hoc . Merci beaucoup.
Mathilde dit
Merci pour cet article qui fait honneur à cette plante déchue dans notre société. J’ai l’immense joie d’avoir un pied de tabac (Nicotiana tabacum) qui est venu s’installer spontanément dans mon jardin (et j’habite dans le comminges…), je me suis sentie honorée par la visite d’El Maestro. Merci encore d’avoir partagé ces connaissances et expériences.
Dinosaurus dit
Qqs lignes pour laisser un témoignage.
J'ai commencer à fumer à 15 ans. Peu, mais quand même. Et ce jusqu'à 33 ans. Là, j'en étais à 30 clopes par jour, à savoir 20 brunes et 10 blondes (on parle de cigarettes hein, bon !). Début mai 83, j'ai pris conscience du fléau qui me pourrissait la vie et j'ai stoppé du jour au lendemain. Je n'ai jamais rallumé une cigarette depuis. Donc, oui, on peut stopper d'un coup. Et j'ajouterais que la volonté n'est rien sans la prise de conscience.
sabine dit
bonjour Dinosaurus
bravo 🙂